BIOSPHERE INFO, Small is Beautiful

La présentation de Small is Beautiful d’Ernst Friedrich Schumacher a été faite par Satish Kumar dans son livre« Pour une écologie spirituelle » (Belfond, 2018). Dans les années 1970, Satish a travaillé avec Schumacher (1911-1977) et leur relation professionnelle s’est très vite muée en amitié. Juste après sa mort, il a fondé la Schumacher Society, une des associations qui perpétuent l’héritage d’une personnalité dont le livre, « Small is Beautiful » (1973), devrait être reconnu comme pionnier pour les tentatives actuelles de relocalisation des activités économiques.

Introduction

Ernst Friedrich (ou Fritz) Schumacher fut l’un des rares économistes occidentaux sensibles au lien qui unit l’économie à l’éthique. Il espérait voir la société se tourner vers la non-violence plutôt que la violence, la coopération avec la nature plutôt que sa destruction, la mise en place de solutions à basse consommation d’énergie plutôt que la poursuite d’un système industriel alimenté par des moyens lourds et brutaux – centrales nucléaires et combustibles fossiles. Pour lui, il semblait d’ores et déjà évident qu’une économie basée sur des ressources non renouvelables, pétrole, charbon et métallurgie, ne saurait être davantage qu’une courte anomalie dans l’histoire de l’humanité. Le bouddhisme résumait à lui seul l’ensemble des valeurs auxquelles il adhérait était allemand à l’origine. On lui doit d’avoir popularisé en 1973 l’expression Small is beautiful de son maître Leopold Kohr. En 1937 il avait fui l’Allemagne nazie pour s’établir à Londres. Il avait suivi des études d’économie à Oxford au début des années 1930, mais il adorait planter et cultiver. Il passait des journées au grand air, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. Sa passion pour le jardinage l’amena à diriger la Soil Association en 1946 pour défendre la qualité des sols menacés par le développement de l’agriculture intensive. Si tu prends soin du sol, disait-il souvent, le sol prendra soin du reste.

L’origine des pensées de Schumacher

Au milieu des années 1950, Fritz Schumacher avait accepté une mission de consultant en développement pour le Premier ministre birman, qui s’interrogeait sur la pertinence du modèle occidental et la meilleur manière de le transposer dans son pays. Schumacher constata que les Birmans disposaient déjà d’un excellent système économique, partiellement inspiré par la doctrine bouddhique. Surtout il s’aperçut que les Birmans issus des classes populaires étaient satisfaits de leur existence : joyeux, créatifs et proches de la nature, ils prenaient soin d’autrui de la terre et des animaux avec plaisir. Le bon travail, que les bouddhistes nomment « moyen d’existence parfait », est celui qui transforme l’homme pour le meilleur ; le mauvais travail est celui qui le change pour le pire. Dans ces conditions il semblait insensé de leur imposer un système industriel, urbain et mécanisé. A son retour de Birmanie, Schumacher expliqua qu’il avait eu le sentiment, en découvrant l’économie bouddhique, d’effecteur un « retour au pays natal ». Il avait désormais en horreur l’idée selon laquelle l’industrialisation de l’agriculture relèverait du « développement « économique, alors que l’agriculture à l’échelle humaine, reposant sur de petites exploitations, du savoir-faire et des transactions locales, relèverait, elle du « sous-développement ». Il en vint à penser que sa mission et celle de sa génération pouvaient être assimilées à une « reconstruction métaphysique » face au désastre écologique généré par l’industrie moderne, qui engloutit tant de ressources naturelles pour un résultat somme toute plus que modeste en termes de bien-être et d’harmonie.

Un jour il vit un camion à l’effigie d’une marque de biscuits écossais entrer dans Londres ; peu après il apprit qu’une entreprise fabriquant des biscuits à Londres acheminait sa production jusqu’en Écosse. Cette découverte le troubla profondément. En tant qu’économiste, il ne parvenait pas à comprendre pourquoi des être compétents se voyaient contraints de conduire un camion d’un bout à l’autre des îles britanniques dans le seul but de transporter des biscuits. N’était-ce pas absurde ? Le coût humain et environnemental d’une tel manœuvre n’avait donc alerter personne ? Schumacher eut beau tourner et retourner le problème dans sa tête, il faut incapable d’y déceler la moindre logique. Et il n’y a pas que les biscuits qui sont ainsi transportés sans raison d’une région ou d’un pays à un autre. La Grande-Bretagne exporte presque autant de beurre qu’elle en importe. Sous prétexte de faire des économies d’échelle, on feint d’ignorer les dés-économies d’échelle qui en résultent. La relocalisation permettrait de réduire le chômage et la pollution. Enthousiasmé par l’exemple de Rachel Carson (parution de Printemps silencieux en 1962), par le Sommet de la Terre en juin 1972 et le rapport au club de Rome sur les limites de la croissance, Fritz Schumacher entrepris de faire un livre, Small is beautiful, publié en 1973. 

Les avantages de produire à petite échelle

D’après E. F. Schumacher, si l’homme produisait à petite échelle partout sur la planète, il conjuguerait à la fois l’excellence et la protection de la nature. En produisant à petite échelle, les acteurs économiques sont amenés à se montrer plus autonomes. Ils sont aussi plus à même de veiller sur l’environnement, sur eux-mêmes et sur autrui – en d’autres termes sur la terre, l’âme et la société. Du point de vue de l’action, nous avons besoin de petites unités, car l’action est une aventure éminemment personnelle, et l’on ne saurait être en relations dynamiques et personnelles à tout moment qu’avec un nombre très restreint de personnes. Il en va de même pour la Terre : bien qu’elle soit partout notre maison, nous développons un lien privilégié, un sentiment d’appartenance et de connexion spirituelle avec l’endroit où nous vivons. Produire à petite échelle permet aussi d’améliorer le bien-être personnel, psychologique et émotionnel des personnes. L’âme se port mieux dans yen entreprise à taille humaine ; elle se perd et se dissout dans les grandes multinationales, quand l’individu a l’impression de n’être plus qu’un petit rouage. Personne n’aime être gouverné par des règles, c’est-à-dire par des personnes dont la réponse à chaque doléance est : « Ce n’est pas moi qui fait les règles, je ne fais que les appliquer. » Si nos activités économiques sont menées à petite échelle au niveau local, notre empreinte sur la Terre demeurera minime. Les travailleurs veilleront à ne consommer qu’avec modération, à réutiliser, recycler et réparer les objets dont ils se servent au quotidien. En revanche, dès qu’elles dépassent une certaine taille, les unités de production entraînent gaspillage et pollution de masse.

La production et la consommation de masse, ajoutées au fret à l’échelle mondiale, polluent les sols, l’air et l’eau, dilapident les ressources naturelles et nuisent à la créativité humaine. Dès lors que les entreprises atteignent une certaine taille, elles tendent à s’enliser dans la gestion de l’entreprise elle-même. Dès lors qu’une entreprise considère ses employés et ses clients comme de simples moyens pour maximiser ses profits, ou comme des instruments destinés à perpétuer sa propre existence, c’est qu’elle est trop grande. Les multinationales soumettent leurs salariés à ses propres objectifs, alors que les petites unités de production parviennent mieux à maintenir l’équilibre entre le bien-être de leurs employés et la réalisation de leurs objectifs commerciaux. La croissance frénétique de certaines métropoles inquiétait beaucoup Schumacher, qui voyait dans l’exode rural une des catastrophes du XXe siècle. « Des millions de gens commencent à se déplacer. Attirés par les lumières de la ville, ils désertent les zones ruarles et vont se déverser dans la grande ville où ils provoquent une croissance pathologique ». Schumacher estimait à 50 000 habitants la limite supérieure au-delà de laquelle une cité n’est plus vivable. En deçà de cette limite, les habits peuvent traverser leur ville à pied sans devoir prendre un bus ou une voiture ; ils se rendent en quelques minutes à l’école, ua marché, à la bibliothèque ou au centre médical. La ville et la campagne se sont pas coupées l’une de l’autre. La zone urbaine se situe à proximité de cultures maraîchères et de vergers où les citadins peuvent s’approvisionner localement. Les villes, avec toute leur richesse, ne sont que des producteurs secondaires. La production primaire, condition première de toute vie économique, est le fait des campagnes. Cette question d’échelle est tout aussi vraie pour les institutions et le pouvoir politique. Pour avoir longtemps travaillé dans une grosse institution – il était économiste en chef au National Coal Board, l’autorité britannique du charbon -, Schumacher savait que les grandes entreprises prennent leurs décisions sur des bases de réflexion très étroites, et que ces décisions sont biaisées par des objectifs à court terme ; équilibrer le bilan comptable trimestriel ou augmenter la marge bénéficiaire annuelle par exemple.

Les fermes géantes, l’ingénierie génétique, la mécanisation des semailles et des récoltes, l’emploi d’engrais chimiques, de pesticides, d’herbicides, la déforestation, les mines à ciel ouvert, le recours aux forages en eaux profondes et à la fracturation hydraulique, la pêche industrielle et bien d’autres pratiques encore, témoignent d’un climat éminemment belliqueux : l’économie capitalise conçoit la nature comme un adversaire à combattre et à vaincre. En gaspillant nos ressources fossiles, nous faisons peser une menace sur la civilisation ; mais en gaspillant le capital que représente la nature vivante autour de nous, c’est pour la vie elle-même que nous sommes une menace. L’économie moderne a redistribué les rôles, inversant l’ordre des priorités établis par les théories classiques: le capital, qui occupait la troisième position en ordre d’importance après la terre et le travail, occupe désormais la position dominante : la terre et le travail ne sont là que pour le servir. Alors que le capital financier ne sert qu’à mettre de l’huile dans les rouages, les théories modernes ont attribué à l’argent une valeur en soi. La primauté accordée à l’argent constitue l’un des facteurs de la crise écologique actuelle.

Conclusion

Pour Schumacher, la notion de petitesse n’avait rien de dogmatique. Il s’agissait de l’appliquer au cas par cas, il préférait parler d’échelle « appropriée ». S’il se faisait l’avocat de la petitesse, c’est parce qu’il trouvait le monde victime d’une idolâtrie quasi universelle du gigantisme. Il jugeait pathologique, car obsessionnelle et surtout chimérique, puisque nul ne peut prétendre à une croissance infinie sur une planète aux ressources finies et limitées. Dans ce cadre, toute multiplication des besoins tend à augmenter la dépendance à l’égard de forces extérieures qui échappent à notre contrôle. Ce n’est qu’en réduisant ses besoins que l’on peut encourager une authentique réduction des tensions responsables des luttes et des guerres. L’économie à grande échelle est une économie de violence. La sagesse exige une novelle orientation de la science et de la technologie vers l’organique, le généreux, le non violent. Comment édifier la paix en la fondant sur une science imprudente et une technologie violente ? Des machines toujours plus grosses, entraînant des concentrations de pouvoir économique toujours plus grandes et violentant toujours davantage l’environnement ne représentent nullement le progrès : ce sont autant de refus de sagesse. Ensemble, les forces de l’offre et de la demande, le libre-échange, la mondialisation et la croissance économique ont constitué une véritable religion de l’économie où règne et triomphe la quantité, écrit Schumacher, avant d’ajouter : Dans la mesure où la conception économique repose sur le marché, elle ôte à la vie tout caractère sacré, car rien de ce qui a un prix ne peut être sacré. Dans un tel système, même les valeurs le moins « économiques », telles la beauté, la santé et la propreté, ne survivront que si elles se révèlent capables d’être commercialisées. Il ne s’aveuglait pas pour autant : il savait que les petites unités peuvent se rendre coupables, elles aussi, de pollution, de destruction et d’agression envers l’homme et la nature. Mais leurs exactions, lorsqu’elles en commettent, ont nécessairement moins d’impact puisqu’elles sont plus petites.

Extraits de « Pour une écologie spirituelle » de Satish Kumar (Belfond, 2018), titre originel SOIL, SOUL SOCIETY (2013)

livre de référence : « Small is beautiful : Une société à la mesure de l’homme », de E. F. Schumacher (Seuil, 1979), traduit de l’anglais (1973)