Le XXe siècle a été le siècle de Lévi-Strauss. Il en a tiré les leçons les plus aiguës. D’abord, qu’il faut être radicalement pluraliste. La haine du relativisme unit conservateurs et progressistes. Il semble aujourd’hui qu’on ne puisse rien affirmer fermement que contre les autres. Lévi-Strauss, lui, incarne la volonté de mettre la relativité des savoirs au service de la sagesse. Il faut aussi retenir la critique du progrès et même de l’histoire. La forme englobante d’un temps unique, du Big Bang à nos jours en passant par Jésus-Christ et de Gaulle, n’est qu’un mythe. Nous ne croyons plus que nos enfants auront une vie meilleure que la nôtre. Troisième leçon de l’anthropologue : il faut dépasser cet autre mythe fondateur qu’est l’opposition entre l’humain et le nonhumain. Du point de vue éthique, Lévi-Strauss a plaidé pour qu’on cesse de faire de l’existence humaine la source ultime de valeurs : une chose, humaine ou non-humaine, pour être précieuse, n’a pas besoin de satisfaire des buts humains ; il lui suffit d’être singulière, irremplaçable, et sa fragile existence impose des devoirs (éventuellement non réciproques) à ceux qui sont susceptibles d’en avoir. Nous devons respecter les espèces vivantes pour la même raison que nous respectons un individu humain : parce qu’elles sont uniques. L’idée que les humains font leur propre histoire dans un monde de choses incapables d’agir doit être dépassée. A ceux qui ne veulent pas spontanément se mettre à l’écoute des animistes, le réchauffement climatique montrera que la nature n’est pas un cadre indifférent à notre histoire, mais un ensemble de partenaires qui réagissent dans notre histoire. Explorer ces dépassements, c’est une des grandes frontières de la pensée d’aujourd’hui, bien au-delà de l’anthropologie.
Enfin, Lévi-Strauss est celui qui a montré que les signes ne sont pas des moyens transparents pour communiquer nos pensées, mais des milieux dans lesquels nous vivons. Nos langues, nos systèmes de parenté, nos croyances religieuses sont des environnements aussi concrets et aussi déterminants que nos déchets industriels. L’explosion des univers numériques, le fait qu’une partie de plus en plus grande de vos vies se passe dans des mondes faits d’informations, ont donné à cette idée une actualité certaine. Dégager les conséquences, pour la pensée, de la disparition de l’idée de progrès et du brouillage de l’opposition entre nature et culture, voilà ce qui justifie de dire que Lévi-Strauss est « notre grand contemporain inquiet ». A méditer absolument.
Patrice Maniglier, philosophe
source : LE MONDE des livres du 11 septembre 2011, Après l’humanisme