L’expansion démographique s’explique à la fois par le travail du sol et l’étatisation. Aux alentours de dix mille ans avant notre ère, au tout début de l’invention de l’agriculture, il n’y avait que deux à trois millions de nos congénères sur la surface du globe. On estime par la suite la population mondiale totale à environ 25 millions d’habitants en 2000 avant notre ère.
Les populations non sédentaires limitaient délibérément leur reproduction. La logistique du nomadisme faisait qu’il était difficile de transporter simultanément deux enfants en bas âge. C’est pourquoi l’on observe chez les chasseurs-cueilleurs un espacement d’environ quatre ans entre les naissances. Cette régulation était obtenue par diverses méthodes : sevrage retardé, absorption d’abortifs, traitement négligé des nouveau-nés ou infanticide. En outre, du fait de la combinaison d’une activité physique intense avec un régime maigre et riche en protéines, la puberté était plus tardive, l’ovulation moins régulière et la ménopause plus précoce. Chez les agriculteurs sédentaires en revanche, il était moins difficile de gérer des naissances beaucoup plus rapprochées, et les enfants y acquéraient une plus grande valeur en tant que main-d’œuvre agricole. La sédentarité rendait aussi les premières menstruations plus précoces ; le régime céréalier permettait de sevrer les nourrissons plus tôt en leur faisant consommer bouillies et graux ; et un régime riche en glucides stimulait l’ovulation et prolongeait la vie reproductive des femmes. Malgré une santé fragile et une mortalité infantile et maternelle plus élevée par rapport aux chasseurs-cueilleurs, les agriculteurs sédentaires connaissaient des taux de reproduction sans précédent – ce qui était plus que suffisant pour compenser leurs taux de mortalité également sans précédent. Les communautés agricoles néolithiques du Levant, d’Égypte et de Chine ne cessaient de croire en nombre et d’envahir les basses terres alluviales aux dépens de peuples non sédentaires. Et il ne servait à rien de contrôler une plaine alluviale fertile si elle n’était pas rendue productive par une population de cultivateurs susceptibles de l’exploiter. Il faut considérer les premiers États comme de véritables « machines démographiques ». Ils étaient tout aussi obsédé par le nombre de leurs sujets qu’un berger par la bonne santé de ses troupeaux. L’impératif de rassembler les hommes, de les installer à proximité du centre du pouvoir, de les y retenir et de leur faire produire un excédent par rapport à leurs propres besoins animait une bonne partie de l’art de gouverner dans le monde antique. Plus tard le principe directeur du colonialisme espagnol dans le Nouveau Monde, les regroupements forcés de populations autochtones autour de centre d’où rayonnait la puissance espagnole, étaient conçus comme un projet civilisateur qui remplissait en fait la fonction de servir et nourrir les conquistadores. Les centres chrétiens d’évangélisation des populations dispersées commencèrent de la même manière, en rassemblant une population productive autour de missions d’où rayonnaient les efforts de conversion.
L’excédent n’existait pas avant que l’État embryonnaire ne se charge de le créer. La paysannerie, ne produit pas normalement un excédent susceptible d’être approprié par les élites, il faut l’y contraindre : corvées, réquisitions de céréales ou d’autres produits, payement d’un tribut, esclavage ou servage. Lorsque la population devient si dense que la terre peut être contrôlée, il devient inutile de maintenir les classes subalternes dans la servitude, il suffit de priver la population laborieuse du droit d’être des cultivateurs indépendants ou de vivre de la chasse et de la cueillette.
James C. Scott, « Homo Domesticus (Une histoire profonde des premiers Etats) »
Que vaut cette théorie ? Se vérifie t-elle dans nos sociétés contemporaines de chasseurs-cueilleurs ? Autrement dit, dans ces sociétés là combien les femmes font-elles d’enfants ? Le taux de fertilité est-il nettement moindre que celui mesuré dans les sociétés agricoles ?