1973 : On a plus entamé le capital biologique commun pendant les dix dernières années que pendant toute l’histoire du monde avant ces dix années, et l’on détruira encore plus pendant les dix prochaines années. La vie dans les mers a diminué de 40 % en vingt ans. Elle devrait à ce rythme avoir disparu dans vingt ans, et la nôtre avec. Il faut donc que quelque chose se passe AVANT. Quoi ? J’en sais rien, mais quelque chose qui stoppe la course à la mort. C’est l’avènement de ce renversement inimaginable qu’encourage, en ses balbutiements, le mouvement écologique, le vrai. Je vous parle pas d’amuse-couillons du type « Charte de la nature » (bétonnez tout, puisqu’il le faut, mais ménagez des espaces verts), charte approuvée par l’unanimité des partis et syndicats, dans le même temps où ils se retrouvaient tous d’accord pour déclarer que Concorde, c’est l’avenir. L’Avenir ? Vous croyez pas si bien dire. L’avenir, il est déjà en train, pauvres cloches, de vous revenir sur la tronche contrairement à tous vos minables calculs… Ce n’est sûrement pas par hasard qu’au moment où s’annonce aux États-Unis la grande crise de l’énergie le gouvernement satellite du Brésil, en perçant l’autoroute trans-amazonienne, voue à disparaître le dernier poumon, la dernière réserve naturelle du globe au risque de modifier le climat de la planète… Que voulez-vous faire d’autre que de vous battre, et de précipiter l’effondrement du monstre avant qu’il n’ait tout dévoré ? (Pierre Fournier)*
2019 : La probabilité est forte que l’information la plus importante de la semaine écoulée vous ait échappé. Le crash en cours des populations d’invertébrés terrestres très rapide, les résultats de l’étude sont à vous glacer le sang. Les auteurs ont analysé l’évolution des captures d’arthropodes sur 300 sites de trois régions allemandes, entre 2008 et 2017. Le travail qu’ils ont accompli est considérable. Les chercheurs ont analysé un million d’individus capturés au cours de cette décennie, et ont recensé les quelque 2 700 espèces auxquelles ils appartiennent. Ils ont ensuite estimé l’évolution de ces populations grâce à plusieurs indicateurs : le représentées. Quelle que soit la métrique considérée, le désastre est à peu près total, les chiffres sidérants : le nombre d’individus s’est effondré de 78 %, la biomasse a chuté de 67 % et leur diversité a chuté d’un tiers. Tout désigne les pratiques agricoles, notamment le recours systématique à la chimie de synthèse. En France aussi la faune insectivore s’effondre à une vitesse vertigineuse. Conséquence, les oiseaux des champs ont perdu près d’un tiers de leur effectif en quinze ans, les chauves-souris disparaissent plus vite encore et les amphibiens ne se portent pas beaucoup mieux. Une stérilisation à peu près complète des campagnes d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord est une perspective à plus ou moins brève échéance. La raréfaction des grands mammifères emblématiques d’Afrique ou d’Asie nous passionne, mais l’effondrement, sous nos latitudes, des formes de vie les plus communes reste, ainsi, largement sous le radar médiatique et politique.
Comme pour le climat, il faudra sans doute attendre que la situation soit devenue critique pour que disparaissent le déni et l’indifférence. Et, de la même façon que la lutte contre le réchauffement est aujourd’hui partiellement perdue, il sera alors trop tard. (Stéphane Foucart)**
* Charlie Hebdo n°118 du 12 février 1973 (avant-dernier article de Pierre Fournier avant sa mort)
** LE MONDE du 12 novembre 2019, « L’effondrement de la vie sous nos latitudes reste largement sous le radar médiatique »
Ce qu’on peut dire aujourd’hui, c’est que Fournier s’est planté quand il disait que la vie «devrait à ce rythme avoir disparu dans vingt ans, et la nôtre avec ». Et aussi quand il disait, en se moquant, que «Concorde, c’est l’avenir ». Mais à part ça … On sait bien qu’en 1973, Fournier, Dumont et Compagnie faisaient rigoler tout le monde, ou presque.
Aujourd’hui on rit encore. Mais ce qu’on peut dire aussi, c’est que de plus en plus, on rit jaune.