https://www.piecesetmaindoeuvre.com/documents/pour-ou-contre-la-machine-universelle#nb1
Entre les deux sanglantes insurrections de novembre 1831 et d’avril 1834, syndicalistes ouvriers et intellectuels libéraux débattent intensément de la nouvelle société industrielle. La question des machines est l’une des plus discutées. Sont-elles une bonne ou une mauvaise chose ? Voilà toute la controverse entre Joseph Bouvery et Anselme Pétetin, poursuivie dans sept numéros de L’Echo de la Fabrique, du 9 septembre au 18 novembre 1832. Les arguments de fond sont à peu près les mêmes qu’échangent aujourd’hui les syndicalistes soucieux des effets du calcul machine (IA) sur l’emploi des salariés, et les idéologues enthousiastes de « l’innovation technologique » comme solution à tous les problèmes.
Joseph Bouvery, est un canut – c’est-à-dire tout petit patron – mutualiste militant à une époque où la loi Le Chapelier (1791) proscrit toute « corporation professionnelle ». Joseph n’est pas plus un briseur de machines qu’un syndicaliste d’aujourd’hui. Il en possède en tant que chef d’atelier. Il travaille avec – mais – il voudrait réguler leur introduction, leur usage, et compenser leurs effets négatifs pour les ouvriers. Il collabore à L’Echo de la Fabrique, le premier journal ouvrier en France, fait par des ouvriers pour des ouvriers.
Anselme Pétetin (1807-1873) est un jeune journaliste républicain, rédacteur en chef du Précurseur, feuille lyonnaise parmi les journaux locaux qui ne cessent d’apparaître et disparaître. Anselme prophétise hardiment l’avènement d’une « machine universelle » dont il ne s’agit plus que d’exproprier « les gros capitalistes », afin que gérée démocratiquement, elle serve au bien-être général.
L’exemple des révoltes luddites (1811-1812), vingt ans plus tôt, de la déshumanisation indissociable d’une machination générale, du ravage industriel des villes et des campagnes anglaises, n’a pas servi d’avertissement. Le dernier mot de la gauche technocratique après deux siècles de pollutions et destructions planétaires – malgré toute son agitation sur le réchauffement climatique – demeure : « Une autre machine est possible ». L’ « écosocialisme » ? L’électricité + les réseaux sociaux. Autant revenir aux termes originaux de ce débat entre « machinistes modérés » et « machinistes extrémistes », ils avaient déjà tout dit.
Quelques extraits de l’amicale controverse
Joseph Bouvery : L’argument tiré de l’emploi des machines pour produire à bon marché, je croirais que c’est une mauvaise plaisanterie, si je ne voyais cette assertion reproduite partout et sous toutes les formes. Je prierai les partisans de ce système de m’expliquer comment ils soutiendront une population immense dont tous les moyens d’existence consistent dans le travail, lorsqu’elle sera repoussée des ateliers qui n’emploieront que des machines, de sorte que dans telle manufacture qui autrefois donnait de l’occupation à mille ouvriers, et qui, en favorisant la consommation, faisait vivre dix mille individus ; maintenant qu’elle n’emploiera que des machines, elle n’aura plus de salaires à donner qu’à cinq ou six intelligences suffisantes pour mener toute l’affaire, et qu’elle payera cher, je le veux bien, mais moins cependant qu’elles ne valent, grâce à l’égoïsme. Qu’on me dise ce que l’on fera de ces mille ouvriers jetés incontinent sur le pavé et sans ressources : on leur dira de prendre patience ; et si la faim qui, de sa nature, n’est pas patiente, et qui de plus n’a pas d’oreilles, les pousse à crier un peu haut et à se mutiner, oh ! alors il y a cet argument irrésistible qu’on appelle ultima ratio regum [la force est le dernier argument des rois] .
Anselme Pétetin : M. de Sismondi disait vrai en avançant que les machines sont, dans l’état actuel des choses, un très grand malheur, et M. Say n’avait pas tort en soutenant avec fermeté le droit d’invention dans l’industrie, comme une liberté sainte et inhérente à la nature de l’homme. Il est clair que M. Bouvery a raison contre le gouvernement tel qu’on l’a entendu jusqu’ici. Mais en serait-il de même si de véritables institutions électives permettaient à la capacité pauvre de prendre sa place dans les affaires publiques ? L’intérêt du plus grand nombre veillerait à ce que les avantages produits par les machines nouvelles ne se concentrassent pas dans les mains d’un petit nombre de capitalistes privilégiés. Ne pourrions-nous pas compter que le gouvernement prendrait quelque soin de ces mille ouvriers devenus oisifs ? Si une machine nouvelle vient simplifier le travail au point de faire descendre à 5 sous le prix d’une paire de bas ou d’un habit, on ne peut nier que l’hiver prochain un plus grand nombre d’hommes seront à l’abri des atteintes du froid. On ne peut nier non plus que ceux qui achètent des bas et des habits à ce prix, seront obligés à un travail bien moins grand pour s’en procurer la valeur, et qu’ils pourront employer à d’autres nécessités, ou à des occupations intellectuelles, ou enfin au repos et au plaisir qui est aussi pour l’homme un besoin. Il serait absurde et tyrannique d’arrêter sur ce point, comme sur tout autre, le développement du génie inventif de l’homme. Tout cela se fera quand le gouvernement sera peuple et non pas aristocrate ; tout cela se fera quand le pouvoir n’aura d’autres intérêts que les intérêts des masses.