René Dumont fut un des artisans du plan Monnet au sortir de la guerre et un propagandiste de la révolution agricole à base d’exode rural, d’engrais chimiques et de tracteurs. Jusqu’en 1953, il y fera merveille, intensifiant, défrichant, élargissant les mailles des bocages et assainissant les marais. La révolution fourragère des près en culture continue ne suffit pas, il y adjoint la mécanisation : « On ne peut mettre un tracteur dans chaque ferme de huit hectares. »
Le plus impressionnant tient donc au changement que René Dumont a su opérer dans ses propres certitudes, n’hésitant pas à penser contre lui-même puisque la vérité le voulait. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, cet agronome obsédé par l’impératif alimentaire avait conquis le titre de premier productiviste de France. Trente ans plus tard, alors qu’il atteignait les 70 ans, découvrant l’irruption de la crise écologique et son impact sur la production agricole, il n’a pas hésité à se transformer en premier écologiste politique de France. C’est une autre conception à la vie qui entre en jeu : « Le productivisme fait perdre tous les éléments de base à la culture paysanne fondée sur l’économie des ressources et le respect du pain quotidien, de la nature et de la vie. »
En 1969, Barbara Ward l’invite à participer à ce qui va devenir, avec l’onction des Nations unies, la première bible officielle de l’écologie, Our Small Planet. Si René Dumont s’est précipité dans l’écologie, c’est bien parce que la terre, outil de travail de la paysannerie, est menacée. Dès la fin des années 1970, son opinion est faite : « J’ai reconnu à cette époque toute l’étendue de mon ignorance. » Le gigantisme, les grands barrages, les combinats, les élevages industriels, l’abus d’engrais… tout ce qui dépasse l’échelle de la communauté concernée maintenant l’effraye. Comme l’agriculteur dans son champ, il a la conscience des limites : « Quand les prévisionnistes nous disent qu’en l’an 2000 l’agriculture des Etats-Unis ne produira plus que 0,5 % du PNB, je me demande si nous n’allons pas, au siècle prochain, manger du marketing. »
Au début des années 1960, le Comité d’aménagement du Haut-Rhin avait décidé de transformer la plaine humide du Ried en zone à maïs. L’agronome René Dumont intervient pour assainir, drainer, remembrer : c’est son boulot. Les protestations et les pancartes d’Antoine Waechter et de Solange Fernex n’y changeront rien. Une quinzaine d’années plus tard, le candidat écologiste René Dumont aux présidentielles de 1974 parcourt les villages du Ried en compagnie d’Antoine Waechter et de Solange Fernex. C’est en France que ses premières inquiétudes avaient vu le jour, et elles sont d’abord sociales. La modernisation avait entraîné la dégradation des termes de l’échange agriculture-industrie, la nécessité de crédits de plus en plus lourds pour des matériels de plus en plus complexes, des régions sacrifiées, l’exode rural… la productivité se faisait au détriment des hommes et de l’emploi. Dumont s’est remémoré le discours d’un membre d’une tribu au Maghreb : « Les colons nous ont pris nos terres et, avec leurs tracteurs, ils nous prennent aussi le travail. » Quelque part aussi son atavisme paysan se rebiffe contre une trop forte artificialisation de la nature. La société des hommes n’a-t-elle pas accumulé trop de moyens d’exploitation par rapport aux ressources du milieu naturel ? Dans les serres des Pays-Bas, il assiste à l’aboutissement de 8000 ans d’agriculture : tout y est artificiel, le sol, l’eau, l’air, et les plus belles tomates du monde n’ont plus de goût. Comment Dumont aurait-il pu passer à côté de l’écologie ? A près de 70 ans, il s’exclame : « Il nous faut rechercher les bases d’une civilisation qui tienne compte des contraintes écologiques. »
L’écologiste fait frémir en dressant le bilan des menaces, des destructions, des gaspillages : « La domination humaine n’est acceptable que si elle cesse d’être totalitaire sur la nature. »
René est mort le 18 juin 2001, souvenons-nous de sa capacité à changer d’opinion. On ne naît pas écolo, on le devient…
Source : René Dumont, une vie saisie par l’écologie de Jean-Paul Besset