Toute sa vie, l’agronome René Dumont s’obstina à rendre compte de cette évidence qui lui avait sauté aux yeux en 1930, sur les bords du fleuve rouge : l’expansion démographique est en train de miner la planète. A cette époque, le delta indochinois ne comptait encore que 430 habitants au kilomètre carré, avec cependant des pointes à près de 1000 à l’ouest et au sud. Le jeune ingénieur passait ses journées parmi les familles vietnamiennes à étudier les méthodes d’intensification de la culture du riz. Il en avait tiré la conséquence essentielle : « Aucun progrès sensible ne pourra être réalisé tant que le delta portera un excès de population qu’il ne peut ni nourrir convenablement ni occuper normalement. » Dans son livre La culture du riz dans le delta du Tonkin (1935), il constatait que « la classe pauvre jeûne » et il annonçait que « la misère va s’accroître ». Il dénonçait l’« erreur monstrueuse des autorités coloniales françaises que constitue l’extension à l’Indochine de la loi du 31 juillet 1920 réprimant la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle ». Que font les pauvres ? des gosses. Et comment nourrit-on de plus en plus de gosses ? En surexploitant les sols et les ressources naturelles jusqu’à l’épuisement, en dégradant l’écosystème. Pour l’agronome, il n’y a aucun doute : « L’agriculture ne peut plus assurer la sécurité alimentaire mondiale… La loi des rendements décroissants des facteurs de production domine l’agriculture. » Tout son univers avait basculé le jour où il découvrit que la terre n’est pas inépuisable, pire qu’elle est en train de s’épuiser : « L’Afrique consomme tous les jours son capital de fertilité comme on exploite une mine. » Pour lui « la réduction des naissances serait le vrai remède ».
Mais quels que soient les régimes, les cultures et les religions, personne n’écoute. Le « croissez et multipliez » constitue la certitude commune de l’humanité. Le communiste Maurice Thorez s’en prend directement à Dumont : « Les communistes condamnent les conceptions réactionnaires de ceux qui préconisent la limitation des naissances et cherchent ainsi à détourner les travailleurs de leur bataille pour la paix et le socialisme. » Dans l’ouvrage Richesse et population, Alfred Sauvy écrit : « Le nombre crée la pression et la pression fait jaillir la qualité. » Avec Economie agricole dans le monde (1953), l’agronomie déroule le fil d’une autre logique : à partir d’un certain seuil, la pression démographique conduit au déclin. « L’équilibre biologique est une notion à laquelle l’esprit toujours paresseux résiste. Sa nécessité est niée par une bien curieuse conjonction : celle des catholiques et des marxistes ». « Les possibilités offertes par la nature sont limitées », écrit-il en 1966. A la différence de tous ceux qui annonçaient la « défaite de Malthus », l’observateur inlassable des réalités de terrain n’a cessé de constater que « la fécondité galopante ne fournit pas de main d’œuvre mais un surplus de bidonvilles. » Pire, elle renforce les dépendances et les dominations : « L’explosion démographique est la plus fidèle alliée du néocolonianisme. »
En Afrique, dès 1962, c’est à l’idée dominante qui veut que le continent soit sous-peuplé que Dumont s’oppose en juxtaposant deux chiffres : 3 % de croissance démographique contre 1 % de croît agricole. En 1965, Boumediene déclare en s’emparant du pouvoir qu’à la fin du siècle l’Algérie sera une grande puissance grâce à ses 40 millions d’habitants. Dumont lui fait tenir immédiatement un message : « Sur 40 millions d’Algériens, il y aura 39 millions de miséreux et 1 million de privilégiés. » En 1965, Dumont titre son deuxième ouvrage sur le pays de Mao La Chine surpeuplée. Tiers-monde affamé. Il y prévient que plus le gouvernement tardera à prendre des mesures, plus celles-ci se révéleront féroces. Des décisions interviennent effectivement en 1970, et avec quelle brutalité (enfant unique, avortement obligatoire) ! Dumont ne gémit pas : « De la Chine au Kenya, il n’est malheureusement plus possible, sans danger pour le pays, de laisser aux couples la liberté de se reproduire à leur guise. » Dès 1966, dans Nous allons à la famine, il avait fait ses comptes : avec un taux moyen de croissance démographique prévisible de 2,7 % l’an, le tiers-monde compterait près de 5 milliards d’habitants en l’an 2000. « La catastrophe est inévitable », concluait-il. « En envoyant dans ces pays le médecin et la religieuse avant l’agronome, on a permis aux enfants de survivre aux épidémies avant de leur préparer la nourriture pour qu’ils puissent vivre dignement. » En Egypte, en 1967, au grand dam des autorités religieuses, il confronte la hausse de la natalité à la baisse au débit du Nil. Au Bangladesh, où l’agronome se rend pour la première fois en 1973, il découvre le « risque de surpeuplement le plus effroyable ». La croissance démographique va rendre les moussons encore plus meurtrières, prévient-il, dans la mesure où la population, faute de place, sera amenée à s’installer sur les zones ruinées périodiquement par les inondations ou par les cyclones.
Le développement est la meilleure des pilules, s’accorde-t-on à dire à la conférence mondiale de Bucarest sur la population (1974). Dumont estime que les conditions actuelles de dénuement économique et de crises écologiques posent le problème démographique dans des termes différents de ceux qu’a connus l’Europe : « C’est quand la population s’emballe que s’amplifient les dégâts du productivisme, compromettant les moyens mêmes de production ». On n’a plus les capacités d’assurer les conditions du décollage économique. La vérité oblige aujourd’hui à reconnaître que la natalité n’appelle pas la richesse et le développement n’est pas au rendez-vous pour contenir la natalité. Dans un contexte de baisse de la mortalité et de pénurie économique, la croissance de la population resserre les mailles du sous-développement et aggrave la destruction de l’environnement. Comme l’annonçait Dumont, la « bombe à retardement » a frappé. Depuis 1975, l’agronome estime qu’après examen de nos potentialités agricole, il ne faudrait jamais dépasser 7 ou 8 milliards d’habitants au total.
Au tournant des années 1980, les théories ultralibérales prennent le relais des aveuglements archaïques. Guy Sorman (un « ignorant », lâche Dumont) annonce la défaite de Malthus et, dans un ouvrage de 1986, il fait de la croissance démographique la « nouvelle richesse des nations ». Au même moment, Jean-Claude Chesnaix, dans La revanche du tiers-monde, qualifie la croissance démographique de moteur du développement par la dynamique qu’elle enclenche, par « la pression à l’innovation ». Dumont voit ses amis tiers-mondistes faire le dos rond. Dumont lance aux tenants de la thèse libérale : « Quand vous aurez partagé le repas des mal-nourris, vous aurez droit à la parole. » Qu’un enfant soit décédé directement d’inanition ou indirectement de kwashiorkor (prostration à la suite d’un déficit en protéines) ou de marasme (fonte musculaire par manque de calories), il n’empêche qu’il est mort !
En 1989, il se sépare avec fracas de Frères des hommes, l’organisation non gouvernementale avec laquelle il travaillait étroitement, dans la mesure où celle-ci se refuse à inscrire la surnatalité comme une cause essentielle du sous-développement. Dumont ne peut admettre que cette organisation tiers-mondiste écrive : « Une bouche de plus à nourrir, c’est aussi deux bras et un cerveau prêt à travailler, donc à produire. » Car dans ses incessants va-et-vient autour de la planète, l’agronome a trop souvent vérifié combien l’expansion de la natalité creusait la tombe des vivants. Un gosse des collines du Bihar indien lui demande : « Quel mois chez toi on a faim ? » Les principes moraux de respect de la personne qu’on lui oppose ne l’impressionnent pas. Il invoque pour sa part une autre morale : « A quoi bon amener à la vie un enfant pour laisser mourir un peu plus loin ceux qui sont déjà nés ? » Le prétexte productiviste le scandalise tout autant : « Les deux bras de plus, que peuvent-ils produire chez les paysans sans-terre ou dans les bidonvilles, sinon être exploités abominablement ? »
Place donc au volontarisme : politique antinataliste, planning familial, suppression des allocations familiales après le deuxième enfant, scolarisation prioritaire des fillettes, recul de la date au mariage, libération et promotion de la femme. Par le biais de la natalité, l’agronome devient un fervent féministe. « Entre le Charybde de la contrainte écologique et le Scylla de la contrainte démographique, il faut se révéler fin navigateur. » La seule bonne nouvelle, c’est la baisse de la fécondité dans les pays riches : « Moins les riches seront nombreux, moins ils détruiront la planète. »
René est mort le 18 juin 2001, souvenons-nous de son malthusianisme. Une conviction écologique pousse à la lutte contre la surpopulation …
Source : René Dumont, une vie saisie par l’écologie de Jean-Paul Besset
CESSEZ D’ENFANTER ET DE GASPILLER !
(interview de René Dumont publiée dans Vlan le 17 avril 1974)
Intéressant de relire ces propos près de quarante ans plus tard et de se demander s’ils apparaîtraient, aujourd’hui, vieillots ou d’avant-garde dans les discours de nos élus « écologistes ».
– Bernard Hennebert: Sommes-nous à un tel point inconscients que nous participons, sans nous en rendre vraiment compte, à une vertigineuse course contre la montre?
René Dumont: La situation actuelle est la suivante. Nous serons bientôt 4 milliards de terriens. En 1930, nous n’en étions que la moitié! En 45 ou 46 ans, la population du globe aura doublé à nouveau… On ne sait pas si les ressources alimentaires du globe pourront suivre cette évolution. L’espoir de trouver secours dans d’autres planètes est nul. Dans le demi-siècle à venir, il faudrait également construire autant de logements, d’écoles et d’hôpitaux que ceux qui furent créés depuis que le monde est monde.
Pour la production alimentaire, il faut distinguer ceux qui ont trop de ceux qui n’ont pas assez à manger. Actuellement, la situation est plus dramatique que jamais, puisque les réserves de grains que les Etats-Unis, le Canada et l’Australie possédaient depuis une vingtaine d’années ont complètement disparu. Les terres que l’on ne cultivait pas encore ont été mises en exploitation depuis 3 ou 4 ans. Notre surconsommation de viande enlève les grains et les protéines de la bouche des enfants pauvres.
Actuellement, un pays comme la Belgique achète de grandes quantités de céréales fourragères, de tourteau, de soya et d’arachide pour nourrir le bétail. Ces produits de la terre sont des aliments excellents qui pourraient nourrir ceux qui manquent d’aliments. Leur pouvoir d’achat n’est pas capable de rivaliser avec les exigences de notre « bien-être »! Les risques de famine sont plus grands que jamais.
La production d’aliments par tête d’habitant a stagné pendant une dizaine d’années dans les pays pauvres, mais, depuis 1968 – c’est-à-dire depuis près de six années -, elle accuse une baisse continue. Voilà pourquoi Sicco Mansholt m’a télégraphié le message de détresse suivant: « Il faut que l’on choisisse entre les hommes et les cochons ». Si l’on donne trop de grains aux uns, il n’y en aura plus pour les autres.
Aux Etats-Unis comme en France, on a doublé la consommation de la viande en une trentaine d’années. Nous utilisons également de plus en plus d’énergie. Le monde qui se proclame libre accapare une part abusive et excessive des richesses de tous.
– Et si l’on continue?
René Dumont : Comme le démontrent les travaux du Club de Rome, nous nous conduisons comme des apprentis sorciers. La pollution des eaux et de l’air va croissant. Les changements de climat que nous provoquons par nos usages excessifs de gaz carboniques peuvent atteindre dans une décade un point de non-retour à partir duquel se déclencheront une série d’évolutions imprévisibles.
Il faudrait prendre conscience le plus vite possible de la gravité de la situation. Diverses mesures correctives devraient s’envisager dès aujourd’hui: arrêter la croissance de la population, supprimer les productions industrielles inutiles.
La première de ces mesures s’applique en priorité aux populations riches, parce qu’elles polluent et gaspillent énormément. Un Américain de la banlieue de New York consomme cinq cents fois plus d’énergie et de matières minérales qu’un paysan indien. La situation des habitants de l’Europe occidentale se rapproche de celle de l’Américain…
Il faut également réduire les abus de consommation Le plus flagrant d’entre eux est inutile et très dangereux: je veux parier de l’armement. Non seulement nos armées, mais également celles des pays pauvres, se ruinent en achats d’armement.
Autre abus caractérisé: l’utilisation individuelle de l’automobile. Cette absurdité extraordinaire provoque une vie intenable, dans les villes.
Dans le tiers monde, la minorité des privilégiés au pouvoir conserve les « bonnes habitudes » qu’elle a contractées en fréquentant les universités américaines ou européennes; pour ce faire, elle prélève des budgets importants sur le revenu national qui est déjà tellement insuffisant…
Les riches sont de plus en plus riches et de moins en moins nombreux. Les pauvres sont de plus en plus démunis et de plus en plus nombreux. Ou allons-nous?
– Il faut arrêter la croissance de la population, d’accord. Pour contrer cette proposition, un Wallon vous fera bien vite remarquer que l’un des plus graves problèmes qui se pose à la région économique où il vit est la baisse de la démographie et le vieillissement de la population…
René Dumont : En Belgique, deux ethnies vivent en compétition. Les Wallons cherchent à ne pas être minorisés par les Flamands. A l’échelle mondiale, il est cependant indispensable de bloquer l’explosion démographique. Ces inconvénients locaux ne sont donc pas comparables aux dramatiques répercussions que l’on doit attendre d’une surpopulation mondiale et d’une destruction des ressources non renouvelables de la planète.
– Envisagez-vous la limitation des naissances comme une décision, une obligation légale, ou comme un effort, une décision individuelle?
René Dumont : Les deux options doivent se compléter. Que les gens se rendent compte qu’il existe assez d’enfants malheureux! Si vous avez envie d’avoir un gosse, adoptez-en un!
Une décision politique? Mais le pouvoir encourage en ce moment, financièrement, la natalité par le biais des allocations familiales! S’il est normal que les familles reçoivent une aide pour l’éducation des deux premiers enfants, qui assurent effectivement le renouvellement de la population, il est beaucoup plus critiquable de favoriser les autres enfants qui provoquent, en fait, une croissance non désirable pour le bien-être de la population mondiale.
http://www.consoloisirs.be/presentation/bio/dumont.html
Entièrement d’accord.
Germaine Tillon l’avait aussi constaté dans les Aurès, dans les années 30 : vaccinations,les enfants vivent, chômage car la pauvre terre de Kabylie ne pouvait tous les nourrir. Ils allaient grossir les rangs des chômeurs à Alger.