Le sous-titre de ce livre d’Alain Gras énonce l’idée générale : « Se libérer de l’emprise technologique ». Cet objectif est absolument nécessaire puisque « la machine-automate incarne la croissance continue et illimitée de l’emprise sur le milieu naturel et humain, alors même qu’elle épuise ce milieu et provoque ainsi sa fin. » Mais en fait, presque personne ne remarque le gigantesque système technique à l’œuvre dans la vie quotidienne. La minuscule prise de courant sur laquelle brancher la télé est reliée à des transformateurs, des lignes haute tension et la centrale atomique. Le skieur qui ne s’occupe que de la réussite de ses vacances peut glisser sur une neige vomie par des canons alimentés par l’eau qu’on est allé chercher deux mille mètres plus bas dans la rivière sans se poser de question. Les objets techniques qui constituent notre environnement quotidien sont hétérogènes, mais liés entre eux dans une infrastructure réticulaire sous surveillance constante. Ce recouvrement domaine public/privé entraîne la dépendance accrue du citoyen par rapport au pouvoir. Les nœuds de contrôle (écoles, usines, prétendues expertises, etc.) diffusent des normes technoscientifiques adaptées à la stratégie des multinationales : brancher le plus de monde possible sur un poumon artificiel afin de nous rendre tous dépendants, matériellement et moralement, du progrès technique.
La solution ne consiste évidemment pas dans une fuite en avant technologique ni même dans le développement, fût-il durable. Il existe en effet une loi implacable, l’entropie, que Nicholas Georgescu-Roegen a traduit en une prophétie : demain, « la décroissance ». La trajectoire technologique ne sera donc pas changée par la discussion démocratique mais par ses propres revers, avec la crise pétrolière par exemple. Puisque toutes les activités humaines ou presque sont fondées sur l’usage d’une substance irrécupérable, il devient évident que lutter contre les effets néfastes de la technique thermo-industrielle par une technique du même type n’est qu’un moyen d’aller plus vite dans le mur puisque le système est fermé.
Dans ce contexte, le progrès technique est toujours un jeu à somme nulle, ce que l’on gagne d’un côté on le perd de l’autre ; lorsque je vole, je reçois de la haine. A la violence exercée par la technique, synonyme de confort, que la richesse exhibe aux yeux des trois quarts de la planète « la moins avancée », il est répondu par de la haine. Le terrorisme trouve là une légitimité que les armes ne savent pas combattre. Le « catastrophisme éclairé » prôné par Jean-Pierre Dupuy serait un autre moyen, acceptable, de s’apercevoir que le roi est nu. (extraits de Fragilité de la puissance d’Alain Gras)