Le 23 mai 1970, je sors de tôle. On devrait plutôt dire mise au secret : pas de ceinture ou de lacet, ni montre ni bague, aucun papier personnel. Seul dans une cellule, la tinette dans un coin. La chasse d’eau actionnée de l’extérieur, ainsi que la lumière, presque permanente. J’ai demandé un crayon, sans rétribution. On me l’a promis, je l’attends toujours. Faut dire qu’on m’accusait d’avoir attaqué un commissariat de police, d’en avoir cassé les carreaux. J’avais malencontreusement participé à une manif de la Gauche prolétarienne. Un copain avait abusé de mon militantisme, il m’avait entraîné dans cette action sans m’en donner les modalités ! Tout le groupe est parti d’un côté, je me suis désolidarisé en partant de l’autre, lentement. Un policier a tiré sur moi, son pistolet s’est enrayé. J’ai de la chance. Un inspecteur me bourre de coups après mon arrestation ; trop énervé pour me faire mal. Il s’apercevra plus tard qu’il connaissait mon père. Il viendra la nuit me voir dans ma cellule, affirmant que « la société, je n’y comprenais rien ». Je réponds que personne n’y comprends plus rien. Il s’est écrasé. Mais j’aurais du dire que je ne la comprenais que trop. Que la société est devenue un monstre envahissant, un monstre à têtes multiformes où l’individualité se perd de plus en plus. Nous sommes trop nombreux pour pouvoir nous aimer vraiment. La société ne laisse pas l’individu parler, le règlement remplace la libre parole, la répression se substitue à l’empathie.
On a perquisitionné chez mes parents la chambre que j’habitais, on a saisi le dazibao affiché au mur, très grande feuille banderole avec les citations que je collecte car elles me parlent : « La méchanceté tient lieu d’esprit aux imbéciles… Il n’y a jamais eu qu’un seul chrétien et il est mort sur la croix… Qui donc me prendra dans ses bras pour me faire comprendre que j’existe… Une âme morte est une âme complètement habituée… Caressez un cercle, il deviendra vicieux… Décence, un mot qu’il serait trop difficile de justifier… Nous n’étions que la hache, fait-on le procès à une hache ? … L’EGALITE ou la MORT… La conscience règne mais ne gouverne pas… Je ne suis pas assez fou pour être raisonnable… La bêtise, c’est de conclure… » Cela me résumait très bien ! Le gouvernement voulait dissoudre la Gauche Prolétarienne, qui sera officiellement interdite le 27 mai 1970 ; quatre jours après ma sortie du tribunal. Le ministre de l’intérieur avait téléphoné pour que je sois sévèrement sanctionné. Mon idéalisme a sans doute été une circonstance atténuante pour la justice. Et puis surtout j’étais déjà connu comme membre d’un mouvement pour la non-violence. La justice fera preuve de son indépendance. Je suis passé devant le petit parquet, en comparution immédiate et sans avocat, après 48 heures de garde à vue. J’ai récolté un mois de prison avec sursis et 300 francs d’amende : destruction en partie d’immeuble public ! Des camarades s’étaient cotisés pour m’aider à payer l’amende. L’un d’entre eux a volé la caisse. Ainsi va la vie.
Le lendemain de ma sortie de garde à vue, je reprenais comme si de rien n’était l’étude de Lord Beveridge présentant le budget de la nation : du plein emploi pour tous dans une société plus libre ! Je finissais ma troisième année de licence de sciences économiques, j’allais commencer ma « maîtrise » (à l’époque c’était la licence en quatre ans). (à suivre)
NB : pour lire la version complète de cette autobiographie, ICI