Début décembre 1970, je découvre avec Bombard que « dans dix ans, le thon de la Méditerranée aura totalement disparu. Pour cette espèce, on a atteint le point de non-retour. Pour l’homme, le point de non-retour sera atteint lorsque l’eau qui sert à nourrir nos cellules sera polluée à son tour. » Jusqu’au XVIIIe siècle, l’homme a vécu en harmonie avec la nature. Depuis 150 ans, nous vivons dans un univers physico-chimique ! J’étudie en janvier 1971 la physique contemporaine au travers de Werner Heisenberg. Pour lui, pour moi, la science n’est qu’un maillon de la chaîne infinie des dialogues entre l’homme et la nature. Mais comme on ne peut plus parler du comportement de la particule élémentaire sans tenir compte du processus d’observation, la division conventionnelle entre sujet et objet, entre monde intérieur et extérieur ne peut plus s’appliquer. Pour la première fois au cours de l’histoire, l’homme se retrouve seul avec lui-même sur cette terre, sans partenaire ni adversaire, ayant dompté les forces naturelles. « Par l’accroissement apparemment illimité de son pouvoir matériel, l’humanité se retrouve dans la situation d’un bateau construit avec une si grande quantité d’acier que la boussole n’indique plus le nord, mais s’oriente vers la masse du bateau. Un tel bateau n’arrivera nulle part, il tournera en rond. » Mes études d’économétrie en quatrième année de fac me semblent désormais voguer dans une autre galaxie.
Pourtant je vois encore l’espèce humaine comme un corps solidaire qui devrait se battre coude à coude CONTRE la nature, une humanité vouée à conquérir l’univers (février 1971). Teilhard de Chardin n’aide pas à me faire prendre conscience de mon anthropocentrisme, lui qui voit l’organisation de l’esprit succéder à celle de la matière. L’homme sur terre ne serait qu’un élément destiné à s’achever cosmiquement dans une conscience supérieure en formation : « N’est finalement bon que ce qui concourt à l’accroissement de l’esprit sur terre. » Photons, protons, électrons et autres éléments de la matière n’auraient pas plus ni moins de réalité en dehors de notre pensée que les couleurs en dehors de nos yeux. Teilhard de Chardin préfigure sans doute le transhumanisme, il envisage une mécanisation du monde qui puisse déborder le plan de la matière. Il s’agit d’une mystique de la science dont je vais assez rapidement me libérer. J’éprouve confusément le sentiment que la préoccupation émergente pour l’environnement montre – avec quelle force – combien l’action de l’homme n’est plus centrée sur l’homme seulement, mais relève aussi d’une conscience globale du milieu physique. (à suivre)
NB : pour lire la version complète de cette autobiographie, ICI