Fragments de vie, fragment de Terre (suite)

Cette autobiographie de Michel SOURROUILLE, « Fragments de vie, fragment de Terre (Mémoires d’un écolo) », sera éditée chaque jour par épisode tout au cours des mois de juillet et août sur ce blog biosphere.

éducateur, un rite de passage obligé

Quelques idées générales : Nous sommes tous des éducateurs par nécessité. Vivre en couple ou en famille, c’est s’éduquer à la vie commune, c’est apprendre à l’autre et de l’autre les bonnes manières. Faire un enfant, c’est acquérir préalablement et par la pratique un savoir-faire dans l’éveil d’une conscience. Nous devrions tous suivre des stages de pédagogie et faire l’expérience d’être moniteur de vacances ou responsable de telle ou telle association. Le mieux-vivre ne s’improvise pas.

Je veux devenir enseignant, mais l’expérience pédagogique me manque. Je n’ai pas l’habitude du contact avec les plus jeunes, je me lance dans la pratique pédagogique. Du 1er au 7 juillet 1971, je suis un stage « enseignant » avec les CEMEA (Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active). Je ne saisis pas tout de suite l’importance de la pédagogie active, je note seulement : « Presque rien à en dire personnellement, les CEMEA font très bien leur boulot, je crois m’être assez bien comporté. » Nous avons visité une exposition sur le surréalisme. J’ai compris qu’aux beaux-arts, on passe cinq ans à retrouver la capacité d’imagination à cinq ans ! Nous avons analysé une émission télé qui montrait comment la télé nous manipulait. Mais je ne saisis pas encore le problème de la régulation de la parole : qui oriente le débat, qui décide ?

Je me lance dans une succession de colonies de vacances où il est plutôt question d’organiser un golf miniature ou de monter une pièce de théâtre. Fini le débat intellectuel. J’enchaîne une colonie dans les Pyrénées à Louvie-Juzon (juillet), puis dans le Médoc à Bégadan (août). A Louvie Juzon, j’ai trop insisté sur l’activité sportive, je n’étais pas au point pour les activités ludiques Le dernier jour de la colo de Bégadan, trois heures de réunion de synthèse à 12 personnes. La moitié du temps, silence absolu avec quelques questions existentielles du type « Pourquoi n’y a-t-il pas eu plus de contacts simples et directs entre filles et garçons ». Les deux monitrices formaient un bloc qui vivait sur lui-même dans une aura de féminisme mal compris assez déplaisant : les filles doivent rester entre elles… pour se libérer !?

Mon adaptation a été assez difficile. J’avais complètement oublié la psychologie de mes 10 ans ; j’étais désarmé devant l’attitude presque adulte des colons et une désobéissance toujours latente. Les mômes m’ont reproché de ne pas être assez sévère. De mon côté, j’estime que l’autorité n’a pas à être imposée, elle doit au contraire faire appel à la réflexion personnelle de chacun. A la fin du séjour, j’étais un des moniteurs les moins « violents » et c’est à moi que se raccrochaient les cas les plus difficiles comme les sœurs Laïachi. Sur un plan plus technique, j’ai appris ou réappris (j’avais été scout dans mon enfance) l’importance des jeux et des veillées.

A la rentrée scolaire d’octobre 1971, je passe avec succès la deuxième session de ma dernière année de sciences économiques. Le surlendemain, j’embauche comme éducateur dans un lieu d’accueil à Moumour (Pyrénées Atlantiques). Je connaissais personnellement le directeur, Bernard Gaudens, cela a facilité mon embauche. Je devais y rester pour accomplir mon service civil d’objecteur de conscience dès que je serais affecté…. en juin 1972. L’épouse du général Massu, après la création de l’association Pyrénées Actions Jeunesse en 1958 à Alger, accueillait à Moumour depuis 1962 principalement de jeunes orphelins, pour la plupart enfants de harkis « morts pour la France ». Il y a Abdel, Illah, Ichy, Kouider, Medaoui, El Meddah, Selatnia et aussi Victor ou Radji. Dès mon entrée en fonction, je voulais adopter le tutoiement. La direction m’impose le voussoiement comme signe différenciant l’adulte de l’adolescent. Même le psy du centre, Yvon Morin, pourtant gauchiste à ce qu’il me semblait, était pour la mise à distance. Mes journées se déroulent mornes et monotones ; si ça continue, c’est pour moi qu’il va falloir trouver des activités. Je suis éducateur de nuit, je travaille à plein temps pour être payé à mi-temps.

Quelques précisions sur les jeunes du centre. Boutera avait été placé par la DASS de Pau à l’âge de 9 ans le 30 août 1962. Sa fratrie ? Mohamed, Lula, Aziz, Hocine, Zora, mais aussi Germaine. Je l’ai bien connu, il était le plus ancien au centre, il aura bientôt 19 ans. Il a connu le temps où la discipline était sévère, le footing tous les matins, en fait des marches forcées jusqu’à épuisement, douches froides dans les WC, lavage des dents au savon, le nez cassé d’un gars par un éducateur. Son père, enlevé par les HLL (Hors la loi), est porté disparu. Sa mère ne sait ni lire ni écrire. Boutera est soumis à de violentes colères, jusqu’à vouloir tuer au couteau. Mais il a aussi lu Libres enfants de Summerhill ou Makarenko. Au début, je ne suis pas rassuré, je garde mon argent personnel sur moi, 24 heures sur 24…. Benaouda a été déféré au parquet pour vols après avoir forcé plusieurs portes de voitures… On piquera aussi 100 francs aux éducateurs lors d’une sortie… on subtilisera les 400 francs du pécule des grands. La routine. J’ai trouvé Salem en train de fureter dans ma chambre.

Au point de vue matériel, le centre est parfait : assez de personnel, un car, une voiture de fonction, des skis, ping-pong, club sportif… J’allais avec les jeunes m’entraîner au karaté dans la ville voisine. En fait il y a trop de personnel, les jeunes sont assistés continuellement, femmes de ménage, lingère, factotum… Comme il n’y a plus rien à demander, on voudrait du jus de pomme au repas. Par contre, quand on propose de participer à la confection des menus, aucun volontaire. J’ai bien compris que le principal allait consister à préparer au CAP épreuve théorique en élevant le niveau de culture générale. Et je serai aussi un peu garde-chiourme. Entre les jeunes et moi, la confiance viendra, ils me trouvent sympa. En fait ces jeunes du centre, moitié algérien, moitié enfance en danger, sont de bons petits gars. Mais ils se sentent séquestrés à Moumour.

Nous faisons avec l’équipe d’encadrement des études de cas. Maurice B., orphelin, est resté dans une pouponnière ses deux premières années, sans attentions ni affection : retard pour tout, marche, langage… Son QI est de 78. Quand Maurice fut adopté, ses parents adoptifs disaient que Maurice n’était pas gai, et pour cause. L’éducateur, surveillant ou confident ? Medaoui s’épanche vers moi. Sa mère s’est suicidée un 24 novembre alors qu’il n’avait que douze ans, il a marché à sa recherche dans la neige pour la retrouver pendue. Nous sommes en novembre, Medaoui en a marre de vivre ; déjà deux tentatives de suicide. Sa vie à lui, il s’en fout, seuls comptent ses trois petits frères restés dans la misère en Algérie. Je constate encore une fois que l’individu n’est rien, son milieu tout. On ne naît pas avec un comportement génétiquement programmé.

Début novembre 1971, je passe ma présélection comme éducateur. Passage obligé. Une heure et demi de test, entretien d’une heure avec un orienteur, ¾ d’heure avec une psychologue, ¼ d’heure avec un psychiatre. L’orienteur ne me trouvait pas de vocation pour ce métier. Il faut dire que j’avais traité ses questions écrites avec légèreté. « Quel avenir vous voyez-vous ? » Réponse, quel avenir peut-on avoir dans une société bloquée, si ce n’est débloquer. « Quels souvenirs vous ont marqués ? » Les jours où je me suis le plus emmerdé, par exemple pendant les cours de latin au lycée. Mais aussi les jours où j’ai eu le courage de dire merde à mes emmerdeurs. Au psy, je montrerai que j’ai les défauts de mes qualités et les qualités de mes défauts. Je n’ai pas été recalé !!! (la suite demain)

Si tu ne veux pas attendre demain, à toi de choisir ton chapitre :

Mémoires d’un écolo, Michel SOURROUILLE

00. Fragments préalables

01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion

02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas

03. En faculté de sciences économiques et sociales, bof !

04. Premiers contacts avec l’écologie

05. Je deviens objecteur de conscience

06. Educateur, un rite de passage obligé

07. Insoumis… puis militaire !

08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales

09. Du féminisme à l’antispécisme

10. Avoir ou ne pas avoir des enfants

11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs

12. Ma tentative d’écologiser la politique

13. L’écologie passe aussi par l’électronique

14. Mon engagement associatif au service de la nature

15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience

16. Ma pratique de la simplicité volontaire

17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes

18. Techniques douces contre techniques dures

19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie

20. Une UTOPIE pour 2050

21. Ma philosophie : l’écologie profonde

22. Fragments de mort, fragment de vie

23. Sous le signe de mon père