Fragments de vie, fragment de Terre (suite)

Cette autobiographie de Michel SOURROUILLE, « Fragments de vie, fragment de Terre (Mémoires d’un écolo) », sera éditée chaque jour par épisode tout au cours des mois de juillet et août sur ce blog biosphere.

vacataire en clinique psychiatrique

Juin 1972, j’arrive à la clinique psychiatrique de La Borde. C’est un centre expérimental vachement chouette : pas de hiérarchie, rotation des tâches, formation sur le tas des stagiaires comme moi, « fou » souvent attablé à une table du bistro du village. Difficile de distinguer malades et soignants, personne n’a ici l’habit de sa fonction. Parfois cependant, c’est pourtant évident.

Bizarre ce fou joueur d’échecs (j’ai organisé un tournoi d’échecs à la clinique) qui prend une pièce, l’élève et dix minutes plus tard nous en sommes toujours au même point… Elle répète, « je suis angoissée… je suis angoissée… je suis angoissée… »… Elle me demande si j’ai de la famille ici, puis hoquette et s’en va, brusquement… Il a composé au piano des merveilles, il écrit des livres, des poésies, il ne se rase plus, il se fout de tout. Il a une maîtrise d’histoire économique, mais il est là, ne sachant que faire… « J’ai tout vécu, Islam, Israël, Irlande, Islande, voyage… bon je vais dans ma chambre, je me sens nerveux »… Il est là depuis sept ans, vietnamien du nord, malade de voir mourir ses frères de race ; il n’est pas fou, il se sent à l’abri ici… Elle a envie de baiser, elle a envie d’une gauloise, elle se balance, une deux, et puis une deux… Elle marche les doigts tapant sans cesse dans sa paume, sans cesse, sans cesse… Elle est mystique, il n’y a que Jésus dans sa vie, elle rachète les péchés du monde, elle complète l’œuvre de Jésus, elle est mystique… Elle a envie de se suicider.

Ainsi va la vie à l’UTB, unité thérapeutique de base, l’équivalence d’une famille.

Les « fous » viennent dormir dans le dortoir qui me sert de chambre, isolé au milieu du bois, à n’importe quelle heure… J’ouvre un œil, en cas qu’il ou elle ait un couteau à la main… une lampe torche arrive, on l’a retrouvé, il est emmené. Il ne me voulait pas de mal, juste un peu de compagnie. Névrotique cette jeune fille qui revient en permanence la nuit dans ma chambre, psychotique cette démarche bizarre. Efficacité de la psychothérapie institutionnelle ? Mon œil ! Le malade reste attaché à son médecin personnel comme le bébé l’était à sa mère par le cordon ombilical. L’UTB ne rassemble le plus souvent le groupe qu’au repas. Mais quand il y a réunion de l’UTB, énormes interrelations des malades les uns vis à vis des autres. La CPC, commission paritaire centrale, reste débonnaire : un moindre mal. RM, réunion me(r)dicale, dans le bureau d’Oury. Je n’ai pas été formé au préalable formation, sur le tas comme on dit, faut se lancer. J’ai donc réalisé le 5 juin 1972 ma première piqûre intramusculaire sur une patiente qui a eu la gentillesse de ne rien sentir. Je possédais quand même le diplôme d’auxiliaire sanitaire acquis avec les CEMEA.

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, l’improbable peut survenir d’un moment à l’autre. Je suis réveillé tôt un matin par un membre du personnel : « Viens m’aider ». Celle qui se voulait ma copine, Maryvonne, qui m’avait fait visiter le château à mon arrivée, qui aimait tant discuter avec moi, que je prenais pour quelqu’un de tout à fait normal. Elle s’est jetée la nuit dans un étang peu profond six jours après mon arrivée. Hydrocution. Après bien d’autres tentatives, elle avait réussi son suicide, sans le vouloir sans doute. On causait souvent ensemble. Elle ne parlait que d’absolu, petite boule en équilibre instable entre l’infiniment grand et petit. J’ai habillé Maryvonne, froide, cela m’a fait quelque chose.

Le malade se sent seul, et plus il se sent seul, plus il ramène tout à lui. La maladie mentale enlève aux mots leur conception habituelle pour leur donner un sens asocial, souvent l’expression d’une répression intra-personnelle. Il y a souvent un fort égocentrisme qui empêche le déviant de mesurer les réalités sociales. Mais le discours ordinaire de la société ordinaire peut être aussi pathologique, au service d’une société instable ou suicidaire. J’arrive fort bien à parler avec les malades mentaux. Je réussis parfois à apaiser leurs angoisses, même si cela consiste le plus souvent à les écouter parler. A une soirée où j’amène 13 pensionnaires, il y a eu trois crises d’angoisse ; une parole apaisante avait suffi à ramener le calme. Le psychique se déglingue avec l’entourage, et il est difficile de refaire ce qui a été défait. L’intériorisation et la lente fermentation d’une angoisse enracine le mal être. Les remèdes à la clinique : petite piqûre d’insuline, injection d’hormone, baisse du taux de glycémie, coma provoqué, maternage au réveil, restructuration du patient. Sont-ils des traitements discutables ?

J’ai assisté un jour à une séance d’électrochoc, c’est impressionnant. L’électrocuté(e) fait un arc avec son corps. Normalement déstructuration du cerveau, maternage, restructuration du patient. Là, le mari venait chercher son épouse et il valait mieux laver un peu le cerveau avant les retrouvailles ! Il y avait une cellule d’isolement, non utilisée. La camisole chimique suffit. Ma mère, qui m’avait convoyé à la clinique, croit en ma sensibilité, en ma fragilité. Sensible, moi, qui côtoie le suicide comme si c’était une évidence et qui connaît si bien la sinistre impasse dans laquelle s’engage l’humanité. Je me vois plutôt en acier bien trempé, plus précisément comme un vase sans fond selon l’expression d’un psy : les informations me traversent, elles ressortent améliorées (ou du moins je le crois), je ne suis que passage. Il n’y a pas de soignant et de soignés, il ne devrait y avoir que des gens qui devraient être toujours bien reçus à quelque endroit qu’ils passent.

Il paraît que les Chinois sous Mao ne situent pas les altérations névrotiques ou psychotiques sur le plan personnel, mais sur le plan des relations humaines. Tout drame personnel est un drame collectif parce qu’il se situe dans les rapports de l’individu avec la société. Une personne devient malade parce qu’elle serait incapable de trouver dans son milieu des réponses satisfaisant à son désarroi. Cela me semble vrai, toute thérapie devrait d’abord reposer sur une thérapie familiale. Mais que « la charge affective nécessaire à la guérison augmente sous l’autorité de Mao Tse Toung et se renforce par la volonté collective de servir le peuple et la révolution », faites-moi rire ! Le régime maoïste était chouette par certains de ses aspects comme « tirer sur le quartier général », immonde quand il affirme que le pouvoir est au bout du fusil… tenu par le grand timonier.

Mon dernier entretien labordien le 6 juin avec une patiente épileptique est caractéristique. Sa timidité exacerbée lui a coupé les contacts avec l’extérieur. Elle a été très jalouse de sa sœur « aimée » qui se mariait, ce fut la cause de sa première crise. Et puis elle a découvert que son anxiété révélée permettait qu’on s’occupe d’elle ! J’ai trouvé son raisonnement très perspicace. Mais quelques jours auparavant, elle me disait souffrir d’une obsession, que son avenir était d’être pute, mais que ce serait terrible si elle était pute… le soir même, elle s’était allongée sur mon lit, la nuit, pour s’exclamer « Oh, je suis sur ton lit ! ». J’avais répondu « Quelle importance ! » Elle était alors partie sur ces mots : « Toi au moins t’es pas con ! » Pas si folle, la dame !!

Un discours peut recouvrir d’autres discours, notre cerveau est une machinerie bien trop compliquée que nous avons du mal à maîtriser. Et puis au centre il y a tous ceux qui ne pouvaient plus tenir de discours socialisé. Celui qui parle tout seul, celui qui ne vous écoute jamais, celle qui pense uniquement à son improbable guérison (« Dites, est-ce que je vais guérir ? »), celui qui met deux heures pour manger, celle qui a un langage décousu dès qu’il s’agit de praler d’autre chose que du MLF, celui qui reste toujours debout, indifférent à tout, et que je n’ai jamais entendu.

J’alterne dans mes notules des précisions sur ma vie psychiatrique et sur la non-violence. N’oublions pas que j’étais dans cette clinique pour y faire ma période d’objection de conscience… alors que les derniers textes ministériels parus m’affecteraient aux Eaux et Forêts ! L’établissement est agréé, il ne peut donc me garder en situation illégale. A nouveau je dois partir après quinze jours seulement de stage d’infirmier psychiatrique. Je demande auprès de  la direction si je faisais ce qu’il fallait auprès des malades. Il paraît que je parlais trop aux schizo ! Je trouve qu’on ne parle jamais assez aux personnes qui en ont besoin…

La clinique de La Borde est un modèle de psychothérapie institutionnelle. En fait une belle merde entourée d’un très beau parc. On y prend beaucoup de neuroleptiques, sans doute autant que dans n’importe quel asile. Dans ce lieu, les institutions de participation (comités paritaires, malades à la cuisine ou à la vaisselle par tour de rôle…), sont bien en place mais fonctionnent mal. Les échanges se font par habitude et non pour répondre à un besoin, l’atelier poterie ne fonctionne que grâce à un artisan venu de l’extérieur, le journal en auto-édition reste en panne… Pourquoi ? Les moniteurs-infirmiers s’en foutent, ils viennent, font quelques clins d’œil aux malades, et repartent dans leur bagnole. Moi, je suis resté 24 heures sur 24 au centre : cela crée des liens ! Comme je l’ai déjà perçu pour mon expérience précédente de pédagogie institutionnelle à Moumour, rien ne peut se faire sans éducateurs/infirmiers très très motivés et formés pour faire de leur métier une passion… sans pourtant garantie de résultat. De toute façon une structure particulière, même à l’avant-garde, qui participe d’une société bloquée et malade, ne peut échapper au contexte général, bloqué et malade.

Ce n’est plus la peine que je me retrouve un autre point de chute avant mon incorporation officielle comme objecteur. L’administration nous incorpore d’office aux Eaux et Forêts, c’est la nouvelle loi tout juste pondue. Toute mes recherches depuis plusieurs mois d’une association librement choisie où je puisse exercer mon service civil de deux ans étaient vaines. (à suivre, demain)

Si tu ne veux pas attendre demain, à toi de choisir ton chapitre :

Mémoires d’un écolo, Michel SOURROUILLE

00. Fragments préalables

01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion

02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas

03. En faculté de sciences économiques et sociales, bof !

04. Premiers contacts avec l’écologie

05. Je deviens objecteur de conscience

06. Educateur, un rite de passage obligé

07. Insoumis… puis militaire !

08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales

09. Du féminisme à l’antispécisme

10. Avoir ou ne pas avoir des enfants

11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs

12. Ma tentative d’écologiser la politique

13. L’écologie passe aussi par l’électronique

14. Mon engagement associatif au service de la nature

15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience

16. Ma pratique de la simplicité volontaire

17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes

18. Techniques douces contre techniques dures

19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie

20. Une UTOPIE pour 2050

21. Ma philosophie : l’écologie profonde

22. Fragments de mort, fragment de vie

23. Sous le signe de mon père

2 réflexions sur “Fragments de vie, fragment de Terre (suite)”

  1. Cette épisode est passionnant ! Personnellement je n’ai jamais eu la chance de partir en vacances chez les «fous», les vrais, et donc je ne fais que répéter des ON-dit. Par exemple ON raconte que les gens qui bossent là dedans le sont tout autant que leurs cli… euh pardon patients. C’est ce que semble confirmer cette petite expérience.
    Après les «fous», notre vacancier stagiaire est donc parti soigner les arbres. Eh ben quelle chance ! Soigner les chênes, les noyers… cajoler les saules pleureurs, les rassurer, leur parler, les embrasser… ah ça oui ça m’aurait plu. D’ailleurs aujourd’hui c’est très à la mode.
    Ben non, notre objecteur était bien avec ses «fous». Surtout avec cette «folle» dans son lit, qui elle au moins… ne le prenait pas pour un con. Elle au moins, elle n’était pas comme cette paire de «seins somptueux», cette «passion néfaste» qui n’en avait rien à foot de la belle plume de ce pauvre Claude. ( à suivre )

    1. Si vous ne la connaissez pas, cette histoire de plume… eh bien je vous invite à la lire.
      Mieux, à l’écouter. Elle est magnifique, en tous cas moi je trouve, surtout avec l’Accent.
      – « Vous voyez cette plume ? Eh bien, c’est une plume … d’ange.
      Mais rassurez-vous, je ne vous demande pas de me croire, je ne vous le demande plus.
      Pourtant, écoutez encore une fois, une dernière fois, mon histoire.
      Une nuit, je faisais un rêve désopilant quand je fus réveillé par un frisson de l’air.
      J’ouvre les yeux, que vois-je ? [etc. etc.]
      Tous les trois, l’oiseau, le vieil homme et moi, nous avons ri, nous avons ri longtemps, longtemps… Le fou rire, quoi ! »
      ( Plume d’ange – Claude Nougaro )

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