Cette autobiographie de Michel SOURROUILLE, « Fragments de vie, fragment de Terre (Mémoires d’un écolo) », sera éditée chaque jour par épisode tout au cours des mois de juillet et août sur ce blog biosphere.
Je deviens professeur de sciences économiques et sociales
Quelques idées générales : Selon le cardinal de Richelieu, apprendre à lire, écrire et compter « remplit le pays de chicaneurs propres à ruiner les familles et troubler l’ordre public, plutôt qu’à procurer aucun bien ». Les jeunes ont pourtant appris à lire, écrire ou compter, mais ce fut pour se mettre au service de la révolution industrielle. Avant la révolution des mœurs de mai 1968, les entreprises n’avaient pas besoin de jeunes entraînés à comprendre, donc à contester. Il suffisait d’avoir de bons scribes et de bons comptables… Les sciences économiques et sociales, matière scolaire qui permet la compréhension du fonctionnement de notre société, devient un nouvel enseignement presque au bon moment de ma carrière professionnelle. Je choisis les SES, matière à débat, alors que j’ai failli devenir prof de comptabilité !
Rien ne se fait au hasard, tout découle d’un contexte social. J’ai eu la vocation d’enseignant très tôt car il me fallait rompre avec la tradition familiale. Notre berceau familial se situait dans un petit village des Landes, Beylongue. Le métier de tailleur (de tissus) était le point d’ancrage de ma famille depuis des générations. Mon grand-père était artisan-tailleur, mon oncle était aussi tailleur, mon frère fera carrière dans l’industrie textile. Mais mon père, tailleur comme de bien entendu, m’avait sensibilisé au fait que cette profession était vouée à disparaître étant donné la concurrence trop forte du prêt à porter industriel. Il me fallait effectuer une reconversion. Ma tante était directrice d’école. C’est sans doute à cause de ce modèle alternatif qu’inconsciemment, je pense, j’ai voulu très tôt éduquer.
Au moment du bac en juin 1967, j’avais déposé un dossier pour passer le concours et devenir instituteur. Mais j’ai obtenu une mention « Bien » au bac philosophie et ma mère m’a recommandé de poursuivre mes études… D’où mon détour par la faculté de sciences économiques où j’avais approfondi mon sens de la contestation sociale. Dorénavant j’avais des idées bien arrêtées de ma vocation : éducateur, oui, mais pas n’importe quel éducateur, pas n’importe quel contenu. A la fac, j’écrivais fin janvier 1971 : « J’en ai marre de me confronter à des « adultes » tellement engoncées dans leurs certitudes. Alors je vais me tourner avec un plaisir extrême vers les gosses qui ont tant de choses à dire. Je les laisserai s’exprimer pour en faire des réfractaires à notre mode de consommation. En fait je suis bien conscient d’être voué à devenir un petit prof miteux pas tout à fait comme les autres… dans la mesure où on peut faire quelque chose dans un système d’éducation bloqué. »
Avant de devenir ce prof « miteux », il m’a fallu faire différents boulots d’éducateur puisque je devais effectuer deux années dans le cadre de mon objection de conscience. J’ai précédemment développé pour partie cette période de mon existence. Mes activités antérieures n’ayant pas été reconnues par l’Etat, et comme j’étais vraiment obligé de travailler pour vivre, j’embauche au domaine Saint Denis à Ambarès le 1er décembre 1973. Je me retrouve dans un Centre de rééducation médico-psycho-pédagogiques. J’avais déjà l’habitude des enfants difficiles, mais je n’avais pas encore été confronté aux méthodes autoritaires de l’encadrement. Un jour le repas, que je supervisais seul pour la première fois, avait été assez houleux, y compris avec des échanges aériens de nourriture. J’ai demandé à un jeune qui m’avait à la bonne : « Mais pourquoi celui à qui je dois succéder, quand il est dans la salle, il suffit qu’il fasse tinter un verre avec son couteau pour qu’immédiatement le silence le plus absolu s’instaure… jusqu’à ce que le verre tinte à nouveau. » L’adolescent m’a confié que s’il y avait un problème de discipline, l’éducateur prenait le perturbateur dans un coin sombre et va pour la castagne. L’indiscipline était devenue rare ! Tout au contraire, j’étais entraîné au relationnel : non-directivité, compassion, écoute de l’enfant, non-violence. Mais on ne peut passer d’un claquement des doigts d’un système absolument autoritaire à un groupe autogéré. La confiance mutuelle ne peut s’instaurer que progressivement.
Une fois seul au commande dans le pavillon, j’ai pu instituer une réunion collective journalière. Assis en rond, éducateur et adolescents sur le même pied d’égalité, nous discutions ensemble de la journée et de nos projets. Même cela ne plaisait pas à la direction du centre. Le sous-directeur est venu assister à nos réunions, c’était perturbateur, il en dénaturait le sens. Avec des hauts et des bas, le climat s’améliorait cependant et plusieurs jeunes avaient compris l’intérêt de mon système. Un jour, ils sont venus me dire : « Bon, on marche avec toi, mais nous avons encore un problème interne à régler avec l’un d’entre nous ». Cet adolescent qui foutait la merde dans le groupe s’est senti brimé par les représailles ; il a porté plainte. Un bon matin juste au moment d’embaucher, le directeur m’a fait venir dans son bureau. J’étais viré immédiatement, déjà quelqu’un me remplaçait auprès des jeunes. Il a voulu me faire signer un papier comme quoi je démissionnais, j’ai rétorqué que je n’avais rien à me reprocher et qu’il n’en était pas question. Le 20 février 1974, je suis donc parti sur ce jugement péremptoire : « Considérant que vous n’êtes plus en mesure d’assurer la sécurité des enfants… » L’autoritarisme aux méthodes brutales croit qu’il a raison contre le relationnel et la compassion. Pourtant il est impossible d’établir une société durable par la contrainte physique. La dictature dans les temps modernes n’a qu’un temps.
De toute façon, j’avais avec ce licenciement une chance extraordinaire. J’ai pu bénéficier d’un mois de préavis avec traitement pour ne rien faire d’autre que me préparer à devenir prof. J’ai bossé à plein temps le CAPES de sciences économiques et sociales. Je travaillais nuit et jour pour une matière nouvelle, centrée sur l’actualité de notre monde. En juillet 1974, je passe avec succès l’épreuve théorique du CAPES de SES. Comme d’habitude, je n’ai pas profité de mes dernières grandes vacances pour un farniente. J’ai assuré tout le mois d’août la direction d’une colonie de vacances à Saint Étienne de Cantalès. Commence ensuite mon année de CPR (centre pédagogique régional), une année d’observation avec des conseillers professeurs en poste.
Mon premier stage se passe à Arcachon avec Henri Marchou. Il utilise ses stagiaires pour faire les cours à sa place. Quand on assiste à ses cours, c’est pour voir un improvisateur né qui préfère parler de son engagement dans la politique locale plutôt que de socio-économie. Le 18 février 1975, il établit son rapport : « Sortant de l’université, Mr Sourrouille n’a jamais enseigné mais semble fortement motivé. Dès son premier contact avec une classe, l’impression qu’il fait sur les élèves est indéniable. Il les comprend et sait faire passer le « courant ». » Marchou ne sait pas que j’ai depuis ma sortie de fac pratiqué les CEMEA avec le statut instructeur, le monitorat en colonies de vacances, la pédagogie institutionnelle à Moumour, la tâche d’infirmier psychiatrique à la Borde, le rôle d’éducateur spécialisé à Ambarès ! Je crois d’ailleurs que si les apprentis-professeurs tâtaient pédagogiquement de la vie extrascolaire avant de continuer à s’asseoir sur une chaise, l’éducation nationale prendrait une tournure tout à fait différente… Le rapport continue : « Mr Sourrouille a le don d’enseigner. » Marchou ne sait pas encore que notre comportement ne découle pas d’un « don », mais d’un entraînement constant. Marchou décrit le résultat de mes deux dernières années écoulées : « Partisan d’une pédagogie très active, utilisant judicieusement le jeu pour motiver les élèves, Mr Sourrouille réussit très vite à intéresser puis passionner les élèves, tous les élèves, même les plus rétifs. »
Au lycée bordelais du cours de l’Yser, Brigitte Lescarret est mon deuxième conseiller pédagogique. Son rapport d’avril 1975 : « Par des méthodes pédagogiques originales (travail de groupe, clubs de lecture, jeux de rôles…), Mr Sourrouille tente d’amener les élèves qui étaient d’ordinaire assez passifs à une plus grande motivation et à une participation active… Il a également eu le souci d’établir une coordination avec mes collègues enseignant l’Histoire-Géographie et la Philosophie, prenant contact avec eux, assistant à certains de leurs cours… » J’obtiens ma validation pratique sur un « cours » en terminale. En fait j’avais fait préparer par les élèves une conférence internationale sur le développement, chaque groupe d’élèves représentant une partie du monde. La matière que j’enseignais était à la fois transdisciplinaire et basée sur les méthodes actives. L’inspection générale à l’époque nous conseillait même de mettre les tables en U dans les salles. Cette disposition non magistrale permettait de faciliter l’échange entre professeur et élèves. Cela me correspondait tout à fait ; les SES (sciences économiques et sociales), le rêve, l’accomplissement de mon utopie enseignante. Les SES, une toute nouvelle discipline dans l’éducation nationale dont il semble qu’elle avait été créée juste pour moi ! (à suivre, demain)
Si tu ne veux pas attendre demain, à toi de choisir ton chapitre :
Mémoires d’un écolo, Michel SOURROUILLE
01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion
02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas
03. En faculté de sciences économiques et sociales, bof !
04. Premiers contacts avec l’écologie
05. Je deviens objecteur de conscience
06. Educateur, un rite de passage obligé
07. Insoumis… puis militaire !
08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales
09. Du féminisme à l’antispécisme
10. Avoir ou ne pas avoir des enfants
11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs
12. Ma tentative d’écologiser la politique
13. L’écologie passe aussi par l’électronique
14. Mon engagement associatif au service de la nature
15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience
16. Ma pratique de la simplicité volontaire
17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes
18. Techniques douces contre techniques dures
19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie
21. Ma philosophie : l’écologie profonde