Hervé Kempf estime qu’il a été censuré par LE MONDE

 « Ce 2 septembre, quinze ans et un jour après y être entré, je quitte Le Monde.  Abandonner le journal fondé par Hubert Beuve-Méry et vendu en 2010  (prise de contrôle du Monde par MM. Bergé, Niel et Pigasse) est une libération….

 La raison qui m’y pousse : la censure mise en œuvre par sa direction, qui m’a empêché de poursuivre dans ce journal enquêtes et reportages sur le dossier de Notre Dame des Landes. Je m’étonnais de la réticence du journal à suivre cette affaire. J’avais demandé à partir sur place en reportage, la chef de service me dit que ce n’était pas possible pour des raisons budgétaires. Le directeur adjoint de la rédaction, Didier Pourquery me dit que, par ma chronique, mes livres, j’étais “trop marqué » et que je ne pouvais pas couvrir le sujet. Il m’envoya en fin d’après-midi un courriel indiquant : « En effet Hervé tu as bien noté que je ne souhaite pas que tu suives ce dossier pour le journal. Et j’ai bien noté que tu irais sur le terrain en tant que Hervé Kempf chroniqueur ’engagé’. » C’était, de fait, une censure.

 Je répondis : « J’irai sur le terrain en tant que journaliste. Je ferai mon travail, qui est de témoigner de mon époque, en relatant honnêtement un moment important de l’histoire du mouvement écologique.
Dans le contexte actuel, le terme de chroniqueur
’engagé’ me paraît injurieux – à moins que l’on parle des ’éditorialistes engagés’ quand trois éditoriaux avalisent le Traité TSCG, ou de ’chroniqueur engagé’ à propos de notre camarade assurant la chronique Europe, aux vues très tranchées. J’en reste à ces exemples. »

 La rencontre, lundi 19 novembre 2012, avec Erik Izraelewicz, n’aboutit à rien. J’évoquais l’idée que le journal aurait pu subir des pressions à propos du traitement de ce dossier. Erik dit que c’était injurieux. Nous avions convenu avec Erik Izraelewicz de nous revoir. Mais le directeur du Monde décédait le 27 novembre. Je vis le directeur par intérim, Alain Frachon, le 5 décembre. Discussion qui n’aboutit à rien. Dans une lettre qu’il m’écrivit le 17 décembre, il exprima le point de vue officiel de la direction : « Ce ne sont pas tes compétences qui sont en question, mais un problème d’image : nous tenons à ce que l’approche du journal reste aussi impavide que possible, tout particulièrement dans les pages Planète ». A quoi je répondis : « Impavide, nous dit le dictionnaire, signifie ’qui n’éprouve ni ne manifeste aucune crainte, aucune peur’. De quoi le journal pourrait-il avoir peur ? En quoi mon travail de journaliste et de révélateur d’aspects dérangeants du dossier Notre Dame des Landes pourrait-il empêcher le journal de ne pas avoir peur ? »

 Une réponse possible à cette question est que Le Monde avait peur de déplaire aux promoteurs du projet d’aéroport. Des indices concordants me firent penser que l’hypothèse de pressions d’un propriétaire sur le journal à propos de Notre Dame des Landes était pensable. Ce sont des indices, pas des preuves. En mars 2013, une nouvelle directrice du Monde fut désignée par les actionnaires. Une de ses premières réformes fut de rétrograder le service Planète, pourtant bien peu remuant, en un pôle subordonné au service International. Le journal lançait une formule marquée par un cahier consacré à l’Economie et aux entreprises, signe de la ligne nouvelle, qui visait la clientèle des CSP +++. Le Débat national sur la transition énergétique, peu traité par le journal, trouva soudain une vive expression, le 17 mai, sous la forme de quatre pages axées sur « la compétitivité des entreprises » et majoritairement rédigées par des journalistes économiques extérieurs à la rédaction. On expliquait que l’enjeu essentiel d’une nouvelle politique énergétique était la compétitivité des entreprises, que le gaz de schiste réveillait l’industrie américaine, que la politique énergétique allemande produisait maints effets pervers. L’environnement gênait. Plus que jamais, la chronique Ecologie divergeait des éditoriaux et des autres chroniques. Cela restait un espace de liberté, mais dans une atmosphère de plus en plus pesante.

 En juin 2013, une actualité obligea à supprimer la page du journal qui comprenait la chronique Politique. La direction de la rédaction décida de déplacer cette page au lendemain, et de supprimer de ce fait la chronique Ecologie qui devait paraitre ce jour. C’était un choix éditorial net, qui marquait quelle était la priorité. Pour la première fois depuis sa création, cette chronique était supprimée. J’allais voir Louis Dreyfus, le président du directoire et directeur de la publication, et nous convînmes qu’une rupture conventionnelle de contrat était la solution idoine. J’étais libéré. »

 Hervé KEMPF (résumé de son texte  Adieu Le Monde, vive Reporterre)

(http://www.reporterre.net/spip.php?article4586)

 

2 réflexions sur “Hervé Kempf estime qu’il a été censuré par LE MONDE”

  1. Interview Clash par ISABELLE HANNE. Spécialiste de l’environnement au «Monde», Hervé Kempf vient de quitter le quotidien avec fracas et s’interroge sur le traitement médiatique de ces sujets :
    Pourquoi avez-vous quitté le Monde ?
    Parce qu’il s’est produit quelque chose d’inacceptable : on m’a empêché de suivre Notre-Dame-des-Landes, que je couvrais attentivement depuis 2009. On m’a empêché de poursuivre mes enquêtes et de faire des reportages sur le sujet. Je pouvais seulement le suivre dans l’espace très réduit de la chronique écologie. Ça a créé un conflit durable, qui est devenu insupportable avec la suppression d’une chronique écologie en juin. J’ai donc décidé de proposer à la direction une rupture conventionnelle de contrat.
    Que vous reprochait la direction du Monde ?
    Didier Pourquery [alors directeur adjoint de la rédaction, ndlr] disait que j’étais «trop marqué». Et que si je me rendais à Notre-Dame-des-Landes, c’était en tant que«chroniqueur engagé». Alain Frachon[directeur du journal par intérim], lui, m’a écrit qu’il voulait que le journal «reste aussi impavide que possible, tout particulièrement dans les pages Planète». Ce à quoi j’ai répondu qu’«impavide» signifie «ne pas avoir peur», et donc le fait que je suive le dossier empêcherait le Monde de ne pas avoir peur…
    Les pages Planète sont désormais rattachées au service étranger. Cela affaiblit-il le traitement de l’environnement dans le Monde ?
    Dans un journal, un service, ça veut dire qu’il y a une autonomie de budget et de direction, que ce service participe à pied d’égalité à la conférence de rédaction, et qui a des pages régulières. Le service a été rétrogradé en un pôle subordonné au service international : il n’y a plus de pages Planète en tant que telles, et le rang des pages Planète a été très largement diminué.
    Qu’est-ce qui a changé avec le rachat en 2010 du Monde par Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse ?
    D’une part, les journalistes ont perdu le contrôle de leur journal. D’autre part, les propriétaires de ce journal entendent qu’il corresponde à la représentation qu’ils se font du monde. Et donc, par des moyens surtout indirects, c’est-à-dire en nommant une hiérarchie compatible avec leurs idées, ils influent sur l’orientation du média qu’ils possèdent. Il se trouve que la vision du monde que génère le suivi des questions écologiques est en contradiction flagrante avec la vision qu’ont les propriétaires capitalistes des différents médias dans notre pays. Les gens qui possèdent les journaux sont des capitalistes. Ils pensent que la question écologique n’est pas extrêmement importante, et qu’elle ne doit pas organiser les priorités de l’action publique.
    Etes-vous un journaliste engagé ?
    Non, pour l’instant je suis un journaliste dégagé.
    Quand on vous dit «trop marqué», est-ce vrai ? Et est-ce compatible avec le métier de journaliste ?
    Je produis des informations, nouvelles, exactes, en faisant un travail d’enquête et d’interrogation des parties en présence. Je fais ce que tâchent de faire des milliers de journalistes. J’attends que l’on qualifie tous les éditorialistes, rédacteurs en chef et chroniqueurs de «journalistes engagés» parce que jour après jour, ils répandent une vision du monde dans laquelle la croissance est absolument indispensable. Ils présentent comme une évidence que la dette est un problème énorme, sans jamais poser la question des inégalités, par exemple. Personne ne dit que The Economist, c’est du mauvais journalisme, alors que c’est un journal très engagé. Après, il faut qu’on assume qu’il y a des visions du monde différentes : le souci de toujours donner la priorité à l’économie et la croissance d’un côté, et de l’autre, la nécessité d’accorder la priorité à la préservation de l’équilibre écologique de la planète. Ce sont deux visions différentes, il faut les assumer. Et on peut faire du bon journalisme dans un cas comme dans l’autre.
    Est-ce qu’un journaliste qui suit l’écologie devient forcément militant ?
    La question écologique oblige, si on la prend au sérieux, à remettre en cause le système en place. Quand on suit attentivement l’actualité des questions d’environnement, on finit par se rendre compte que la gravité de la crise écologique est telle que la poursuite du système de production actuel, qui contribue très largement à cette crise écologique, est insupportable.
    source : http://www.liberation.fr/medias/2013/09/05/l-ecologie-remet-en-cause-le-systeme_929759

  2. Une réaction sur le site JNE :
    Hervé Kempf quitte la rédaction du Monde après plusieurs mois de conflit avec sa hiérarchie.
    A priori, l’information ne devrait guère valoir que quelques lignes dans les rubriques médias. Pourtant, au-delà des circonstances particulières de cette « rupture conventionnelle » entre un salarié et son employeur, le fait qu’un journaliste spécialisé en environnement quitte un grand quotidien parce qu’il a le sentiment de ne plus pouvoir écrire ce qui lui semble juste sur les sujets qu’il couvre est un coup dur à la fois pour la presse et pour l’écologie. Pour l’écologie, car cela veut dire qu’une voix différente ne peut se faire entendre dans un quotidien national. Et pour la presse, car cela incite les lecteurs qui lisaient le Monde en raison de la pluralité de points de vue incarnée par la présence d’Hervé Kempf à se tourner vers d’autres médias.
    Plus globalement, cette affaire met au jour toute une série de logiques perverses ». Dans les années 1970, il fallait se battre pour faire passer des sujets sur l’écologie. Désormais, du changement climatique aux OGM en passant par les gaz de schiste, les médias « couvrent » abondamment cette actualité. Mais, trop souvent, le traitement de ces thèmes reste événementiel, et manque de perspective historique. Beaucoup de rédacteurs en chef estiment qu’à l’heure de la crise et du chômage de masse, l’écologie est devenue un « luxe » que l’on ne peut plus s’offrir. En outre, certains journalistes se heurtent parfois aux pressions, le plus souvent indirectes, d’actionnaires et de gros annonceurs pour limiter la place accordée à certains sujets, voire les « trapper ». Le traitement de questions complexes comme le bouleversement climatique ou les OGM se trouve trop fréquemment réduit à des affrontements spectaculaires, mais stériles, entre « pro » et « anti ».
    En tout cas, le « coup d’éclat » d’Hervé Kempf a l’immense mérite de lancer le débat sur ces enjeux capitaux, non seulement pour les « professionnels de la profession », mais aussi pour l’ensemble des citoyens. Car la liberté et l’indépendance de l’information, tout particulièrement sur les sujets capitaux liés à l’état de la planète, sont l’une des conditions premières de la démocratie.
    Ce texte, comme tous ceux de ce site, n’engage que son auteur, Laurent Samuel.
    http://jne-asso.org/blogjne/?p=17883

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