La détestation de la nature constituera sans doute l’obstacle principal qui empêchera les hommes d’agir à temps afin de prévenir la catastrophe écologique globale prévue. Il ne se passe pas de mois dans le monde sans que nous assistions impuissants et consternés à quelque Munich environnemental. Lorsque par bonheur un accord, un protocole, un traité sont signés, la désillusion suit aussitôt l’espérance. Ce qui n’est pas dit est au moins aussi important que ce qui est exprimé. Comment l’homme pourrait-il se sentir interpellé au plus profond de lui-même par la destruction d’une réalité vis-à-vis de laquelle il n’éprouve plus d’amour ni même de respect. Le mépris de la nature est une histoire de longue durée : la pensée tend en effet à ne reconnaître qu’autres supériorités qu’en elle. La haine de la nature est d’abord celle d’un réel qui ne vient pas de nous. Le monde devient inhumain à partir du moment où il n’est plus qu’humain. Pour Kant, un crime vaut mieux qu’un coucher du soleil. La nature ne figure pratiquement plus dans notre sphère symbolique. Elle ne nous fait plus contester, ni aimer, ni rêver.
La chanson et le cinéma contemporains – les deux expressions les plus populaires de la culture, surtout auprès des jeunes générations – ignorent systématiquement la nature. Picasso, le peintre le plus prolifique du XXe siècle, n’a pas peint un seul paysage. Les films de science-fiction qui déroulent leurs images de désolation se passent dans les villes ou dans le cosmos. Les grands courants philosophiques (phénoménologie, existentialisme, philosophie analytiques, structuralisme, déconstructionnisme, postmodernisme) se signalent par un oubli presque total des plantes et des animaux. Ce sont les régions du monde qui ont bénéficié des conditions biogéographiques les plus favorables qui ont vu naître les civilisations les plus conquérantes et dévastatrices, qui s’en sont pris à la nature avec une sorte de rage. « Comment l’esprit de la Terre pourrait-il aimer l’homme blanc ? » demandait une vieille femme Wintu ; partout où il la touche, elle est meurtrie ». A nos yeux, la nature a perdu toutes ses qualités ancestrales. Elle n’est plus prodigue, ni nourricière, ni artiste. Enlaidie, appauvrie par notre propre faute, quelles qualités pourrait-elle avoir désormais ?Alors que les fêtes ancestrales avaient toutes pour sens le rappel des grands scansions de la nature, elles ne sont plus qu’humaines, et rien qu’humaines. Ils ne sont guère nombreux les enfants qui aujourd’hui préféreraient une promenade en forêt à une séance vidéo.
Les forêts précèdent les peuples, les déserts les suivent. Au rythme actuel, en France, l’artificialisation des sols absorbe l’équivalent d’un département tous les dix ans. Une route n’est pas seulement un ruban horizontal, elle constitue un mur séparant l’homme de la nature. L’autoroute est aussi un mur pour les animaux qui ne peuvent le franchir. Les pelouses des pavillons de banlieue ont remplacé les jardins potagers à partir de la fin des années 1950. Les arbres fruitiers ont été remplacés par des arbres d’ornement. Même sous les pinèdes, les campings finissent par ressembler à des parkings. La dématérialisation de l’économie conduit à un éloignement toujours plus grand vis-à-vis de la nature, le bureau remplace le champ et l’usine, où se faisait encore sentir le poids de la matière première. L’espèce humaine est, de toutes les autres espèces vivantes, celle qui est la moins compatible avec les autres espèces vivantes. L’être humain est l’être dont l’existence tend à interdire la coexistence.
(Éditions Champ Vallon 2012, 230 pages pour 19 euros)
Nous n’avons encore pas compris que nous sommes dépendants des écosystèmes comme n’importe quel autre animal.
A force de vivre hors-sol…
Dans les décennies à venir, ce qui restera de terre arable sera sans doute bien plus précieux que le pavillon individuel