Pour Aristote, « il n’y a ni amitié ni justice à l‘égard des êtres inanimés mais il n’y en a pas non plus à l’égard d’un cheval ou d’un bœuf. En effet, on n’a rien de commun avec eux ». Au fond, c’est le mot « homme » qui opère comme un séparateur, puisqu’il s’agit avant tout pour lui de se distinguer, de s’extraire de l’ensemble du vivant dont il fait naturellement et originairement partie mais dont il s’est étourdiment exclu, emporté par son narcissisme. La tripartition – animal, homme, dieu – qui caractérisait la conception du monde jusqu’à la déchéance de Dieu aurait dû logiquement disparaître avec lui. Depuis Darwin, il n’est plus permis de douter que la vie se soit diversifiée depuis l’origine des temps par transformations, instituant une longue chaîne évolutive qui, des premières cellules à l’homme, a connu certes des inflexions, mais ne s’est jamais brisée, de sorte qu’il est impossible d’y repérer un saut qualitatif qui justifierait une quelconque différent ontologique entre les êtres vivants. Mais on a conservé le dualisme animal/homme dans une version où l’homme est de moins en moins animal et de plus en plus divin. Lorsque on voit un beauf savourer un cigare dans sa chaise longe, on ne peut que se réjouir, c’est la preuve absolue que le monde a échappé au non-sens.
Il n’est pas un seul domaine qui échappe au regard utilitaire. Ce regard est nécessairement totalitaire pour plusieurs raisons dont la première est qu’il représente la seule forme de rapport au monde que nous autorise désormais le renoncement au rapport contemplatif. Par exemple notre seul critère de classement des animaux est celui de leur utilité pour nous. On peut ainsi les répartir en cinq catégories : les animaux de compagnie, d’élevage, de dressage, d’expérimentation et les animaux sauvages. Pour les quatre premières de ces catégories, leur intérêt est à peu près clair puisque c’est par le type d’utilité qu’elles représentent qu’on les désigne. Pour la dernière, on pourrait, à première vue, penser qu’elle échappe a ce caractère utilitaire, qu’elle regroupe les animaux qui ne servent à rien, un élément de musée dédié à un état antérieur de nos relations avec eux, etc. En réalité les animaux sauvages sont utiles comme gibier potentiel, comme régulateurs biologiques (pollinisateurs, régénérateurs des sols, artisans de l’équilibre proies prédateurs…), certains enfin servent d’indice de degré de « naturel » dans les régions préservées. Pour ce qui est des animaux de mer, ils forment dans leur ensemble ce que les gestionnaires de l’écosystème marin nomment tout simplement le « stock halieutique ».
Ainsi, des animaux qui ne servent à rien, il n’en existe pas. Et c’est sans doute un critère de progrès que de mesurer le recul de l’inutilité originelle du monde, et l’extension de l’emprise humaine sur cet amas de matériaux installés là à l’origine sans la moindre raison, mais que l’ingéniosité de l’homme va œuvrer à soustraire à la contingence. Au lieu d’interroger le monde pour y chercher des réponses, nous avons choisi de l’exploiter sans retenue et sans nous soucier de ce qu’il pourra en advenir. Ce qui est inexploitable n’est pas ou ne mérite pas d’être. Aussi longtemps que l’homme se pensera comme étant à lui-même sa propre finalité (autotélique), il est à craindre que tout ce qui est non-humain sur cette planète ne connaisse un enfer ininterrompu. Il existe au sein de la nébuleuse écologiste des défenseurs de la nature en tant que telle, qui ont su se garder de toute vision utilitaire ; ils sont malheureusement rares.
Patrice Rouget, « La violence de l’humanisme (Pourquoi nous faut-il persécuter les animaux?) », aux éditions calmann-lévy, 2014
« Patrice Rouget montre dans son livre que le racisme, loin de signifier un échec de l’humanisme, en est au contraire l’affirmation la plus incandescente, car ce que forge l’humanisme métaphysique, c’est le mécanisme de l’exclusion dont il fait uniquement varier le curseur. » (Florence Burgat dans sa préface)
Oui, l’utilitarisme est la grande erreur d’analyse et de comportement de l’humanité. Hélas combien d’écologistes la font eux mêmes en prétextant qu’il faut protéger telle ou telle espèce parce qu’elle est utile est à l’humanité.
On le voit souvent en ce qui concerne les abeilles ou par exemple les forêts primaires parce qu’on pourrait y trouver des principes actifs pour de nouveaux médicaments. Le message est clair : l’humanité est le seul but et ce qui ne lui sert pas peut-être détruit !
Cette écologie là constitue une faute morale et une impasse