Un témoignage captivant, celui de JM Le Clézio sur le mode de vie détruit des Innus (LeMonde du 2 juillet) : la compagnie Hydro-Québec va construire 4 énormes barrages sur leur rivière Uramen. Une rivière sacrée, parce qu’elle était liée à l’histoire des Innus depuis des millénaires, va voir son cours se modifier et la forêt disparaître. Les Innus viennent d’accepter ce drame irréversible, on leur promet emplois et progrès. Ils auraient du refuser, comme l’expliquait dans un texte Arne Naess, philosophe de l’écologie profonde qui, en 1970, deux ans avant la première action de Greenpeace en Alaska, s’était enchaîné, avec un groupe de militants, à la falaise de Mardalsfossen en Norvège pour empêcher la construction d’un barrage ? Décryptage :
– David Rothenberg : Peux-tu m’expliquer en quoi la philosophie peut aider : quelqu’un projette de construire une nouvelle centrale hydroélectrique…
Arne Naess : Oui, et il dit : « Nous nous attendons à une augmentation des besoins en électricité et, en tant que décideurs, nous risquons d’être fortement critiqués s’il y a une pénurie d’électricité. Il faut donc construire un nouveau barrage. » Tu dis alors : « Mais êtes-vous sûr qu’il y ait plus de besoin en électricité ? » Il dira : « Oh ! oui, regardez les chiffres. Il y a tant de pour cent d’augmentation. » Mais tu rétorques : « Il y a une augmentation de la demande sur le marché, et vous appelez ça un besoin ? » Ensuite, après quelques échanges, il répond : « Non, non, bien sûr. Nombre de demandes ne reflètent par des besoins réels. » « Mais alors, en tant qu’individu, vous accédez à une demande sans vous poser de questions ? Si toutes les nations consommaient autant d’électricité par personne que la Norvège, ce serait certainement une catastrophe. Notre consommation par tête est même plus élevée que celle des Etats-Unis. Quelle est la justification éthique ? Ne serait-il pas nécessaire de diminuer la consommation d’énergie en Norvège ? »
D’après mon expérience, ce serviteur zélé du peuple, qui avait dit oui à une centrale électrique, admettra à peu près tout ce que tu lui diras en tant que philosophe. Mais il ajoutera « C’est trop tôt, ce n’est pas encore possible politiquement. Vous voulez que je quitte la politique ? » Ce à quoi tu répondras : « Je comprends ce que vous voulez dire. Oui, je comprends. Mais notre objectif à long terme est construit sur la base de prémisses beaucoup plus profondes que celles sur lesquelles repose votre argumentation. Tout ce que nous pouvons vous demander, c’est que vous reconnaissiez au moins une fois par an que vous êtes d’accord avec nous. Adoptez la perspective du long terme ! »
Si cet homme politique soutient désormais de temps à autre quelques-uns des objectifs fondamentaux de l’écologie profonde, son schéma d’argumentation ne sera plus aussi superficiel. Il sera sauvé, si l’on peut dire. Mais l’énergie hydroélectrique n’est pas mauvaise en soi. Ce qui est sujet à caution, c’est le fait que, plus la centrale hydroélectrique sera grande, plus elle fera de dégâts.
Source : Vers l’écologie profonde (wildproject, 2009) Arne Naess, avec David Rothenberg,
première édition, 1992, sous le titre Is it painful to think ?
intéressent