A l’occasion de la sortie de la revue d’écologie intégrale « Limite », Gaultier Bès est interrogé par Alexandre Devecchio. Quelques extraits :
Votre nouvelle revue se revendique de «l’écologie intégrale». Que recouvrent ces deux notions ?
L’écologie intégrale commence par l’émerveillement devant une beauté qui nous dépasse, et se poursuit en une lutte acharnée contre tout ce qui la défigure ! L’écologie postule l’unité, la solidarité, du vivant. Comme l’explique le biologiste Jean-Marie Pelt, la nature est un magnifique et très dense réseau d’interdépendances. La destruction des abeilles par les pesticides, la destruction des sols par l’agriculture intensive, la pollution des océans, l’accélération des changements climatiques, pour nous autres humains, c’est du suicide!
Mais l’écologie n’est pas seulement une question environnementale, technique, scientifique, c’est aussi, inséparablement, une question sociale, morale, économique, politique, philosophique. Nous devons renoncer à certaines idoles tenaces, à commencer par la superstition d’un Progrès linéaire, et penser à nouveaux frais la question de notre place dans la nature.
En quoi cette revue se distingue-t-elle des autres revues écolo ?
Avant tout, je voudrais dire notre dette envers des revues comme Silence, L’Ecologiste, Kaizen, La Décroissance, Le Monde Diplo, ou encore Fakir, qui nourrissent notre propre réflexion écologique. Cependant, qui aujourd’hui dénonce avec la même force la GPA, les OGM et le TAFTA? Qu’il s’agisse de la femme qui loue son corps, de l’enfant qu’on arrache à celle qui l’a porté, du petit paysan soumis à Monsanto, du consommateur empoisonné, du travailleur précarisé ou du pays pauvre qu’un tribunal d’arbitrage condamne au profit d’une multinationale, c’est une même atteinte à la dignité humaine que porte l’alliance objective de la machine et du marché. Ce double impérialisme, Limite veut le combattre partout où il impose sa loi d’airain. Par ailleurs, face à la frénésie productiviste et consumériste, nous faisons résolument le choix de la décroissance, qui n’est qu’un des noms de la sobriété heureuse chère à Pierre Rabhi. Bref, nous sommes de la « génération pape François » ! Mais si notre ancrage est chrétien, nos influences sont multiples.
Vous vous revendiquez de l’«anarchisme conservateur». Concrètement, êtes-vous de droite ou de gauche ?
Dans l’édito de la rédaction, nous définissons cet «anarchisme conservateur» comme le choix d’une sobriété inaliénable, indépendante de toute puissance temporelle, mais respectueuse des limites, et soucieuse de conserver «aussi bien notre dignité que notre planète». Quant à ces catégories, construites historiquement, et dont l’humanité s’est très bien passé pendant des siècles – «la droite», «la gauche» -, il faut cesser de les absolutiser. Cette partition binaire n’éclaire en effet en rien la complexité des enjeux politiques décisifs: l’acceptation ou le rejet des limites, le sens et la définition de la vie humaine, la production et la répartition durables des richesses, la construction européenne, la préservation des espaces naturels, l’éducation, le rapport à la technique, etc. Sur ces diverses questions, impossible de distinguer deux camps homogènes.
La limite, c’est aussi la frontière. Quel regard portez-vous sur la crise actuelle des migrants ?
Il me semble que ceux qui appellent à l’ouverture totale des frontières et à l’accueil inconditionnel de tous ceux qui se présentent font preuve de la même inconséquence que ceux qui évoquent une « invasion » et pensent qu’il suffit d’ériger des montagnes de barbelés pour retenir ces gens. Régis Debray a écrit un bel Éloge des frontières dans lequel il rappelle que c’est la palissade qui distingue et protège les proies des prédateurs, et que la frontière n’est pas une paroi hermétique, mais une passoire qui permet justement de filtrer cette immigration… Facile de faire de grands discours sur l’accueil universel sans se donner la peine de faire, concrètement, sa part, ni réfléchir sur le long terme aux exigences d’un tel accueil… En ce domaine aussi, écologie, géopolitique, économie, «tout est lié». Les réfugiés syriens sont aussi des réfugiés climatiques. En effet, parmi les causes de la guerre en Syrie (et donc de l’émigration), il y a des changements climatiques. De 2007 à 2010 — soit les quatre années qui ont précédé le «printemps syrien» de 2011 —, la Syrie a subi la plus grave sécheresse jamais enregistrée dans la région, provoquant des catastrophes agricoles majeures et forçant 1,5 million de personnes à migrer vers les villes. On voit que de fait les problèmes politiques ont toujours une dimension écologique, souvent négligée bien que décisive.