Selon Hervé Kempf*, reprenant Timothy Mitchell, le mode énergétique fait le système politique : « Les systèmes énergétiques traditionnels, par définition dispersés car dépendants des rayons du soleil, n’ont jamais offert une capacité d’action politique aux travailleurs. » Entre les années 1880 et l’entre-deux-guerres, « les ouvriers des pays industrialisés utilisèrent le pouvoir nouvellement acquis sur les flux énergétiques pour acquérir ou élargir le droit de vote, et surtout pour obtenir le droit de former des syndicats et de mener des actions collectives ».
Il est vrai que les esclaves énergétiques procurés par l’énergie fossile ont permis de supprimer la force des bras de l’esclave, mais on ne peut pas dire que les travailleurs ont alors pris le pouvoir. Un peuple de chasseurs-cueilleurs peut aussi bien fonctionner sur le consensus collectif qu’être le jouet d’un sadique ivre de son pouvoir. Il en est de même des sociétés complexes comme l’Allemagne industrialisée qui a connu le régime prussien et Hitler… Rudolph Diesel théorisait que son petit moteur libérerait le travailleur de sa dépendance des machines à vapeur et de l’exploitation capitaliste. C’était assez naïf. La technique qu’autorise une certaine forme d’énergie n’a jamais rien dit des rapports de pouvoir.
L’énergie nucléaire est aujourd’hui un système centralisé et non démocratique en France. Mais un pays qui approuve massivement le nucléaire par référendum est tout aussi possible. C’est pourquoi un avenir d’énergie décentralisée et renouvelable ne dit malheureusement rien de plus sur le partage du pouvoir. Autrefois, le moulin à vent ou à aube était propriété du seigneur auprès duquel on devait verser une taxe. La pratique démocratique découle d’abord d’une socialisation pertinente, pas du mode de production énergétique. Mais personne aujourd’hui encore ne nous apprend vraiment à résister à la soumission volontaire, à pratiquer la défense civile non violente, à respecter la nature et à aimer ses prochains. Nous préférons nous battre pour le pouvoir ou subir la loi du plus riche ou du plus fort.
LeMonde du 19-20 juin 2011, Energie et démocratie