limiter notre pouvoir est-il le signe d’une répression ?

Comme fondement de nos analyses sur ce blog, il y a le rejet de tout ce qui prône l’illimité et en conséquence nous préconisons un retour au sens des limites. Certains auteurs vont dans le même sens, ainsi notre dernier livre de chevet : « Radicalité, 20 penseurs vraiment critiques ». Voici (par Guillaume Carnino) une présentation de Dany-Robert Dufour, philosophe à la croisée de la psychanalyse, de la philosophie du langage et de la critique politique. En résumé :

« Un invariant semble se dégager des antiques commandements en apparence arbitraires : la pléonexie (de pleon et echein, littéralement « plus avoir ») comme interdit. Ce « désir d’avoir toujours plus », voilà ce que les sociétés anciennes redoutaient et combattaient. Ainsi de l’interdit de l’usure.

A force de développer des fictions diverses et variées, l’être humain a fini par s’apercevoir qu’il se racontait des salades, et a donc décidé de toutes les balancer par la fenêtre. Après être passé par Dieu, le peuple, le prolétariat, et une fois que toute autre élucubration unificatrice a vraiment cessé de faire sens, l’être humain s’aperçoit que sa libération comporte un lourd tribu à payer : il n’a plus à dire sur le sens de la vie. L’avènement de la modernité a éclipsé l’ancien monde. Le cycle consistant à « donner-recevoir-rendre » est remplacé par l’acte de « prendre », médiatisé par l’argent. La totalité de l’anthropologie libérale est contenue dans ce programme, la libération des pulsions. Comme le note Dufour avec ironie, pour attraper un Européen moyen du XXIème siècle, il suffit de lui montrer des objets dans une boîte appelée télévision ou ordinateur, pour que sa main se referme sur l’appât et qu’il soit pris dans un cercle vicieux, voulant avoir toujours plus pour combler ce toujours moins d’être qu’il ressent confusément : c’est l’addiction. Désormais, nul grand récit ne nous donne une place dans l’univers et les injonctions contradictoires abreuvent notre ego au point de l’hypertrophier.

Toutes les limites apparaissent désormais comme l’indice d’une répression, plus rien n’est en mesure de faire barrage à ce déferlement d’ego. Le pléonexe préfère détruire le monde plutôt que de renoncer à l’illimitation. En art, la transgression permanente est devenue la règle. Désormais, des générations entières d’élèves sont donc sacrifiées aux seuls vrais parents qui les éduquent en les rabaissant : la télévision, Internet et le marché, main dans la main. Nous sommes asservis par nos désirs aux machines et au profit. Dufour s’en prend aussi aux théories queer, qui prétendent brouiller les identités de genre (masculin/féminin) sans s’attaquer aux fondements de la domination des femmes par les hommes. Le corps lui-même apparaît comme une intolérable barrière à la toute-puissance du moi, et on ne compte plus les techniques chirurgicales, sportives ou simplement esthétiques, visant à le ciseler selon les moindres désirs de l’ego.

                Dès lors il ne reste plus qu’à résister pour maintenir ou recréer des structures permettant le déploiement de limites indispensables à la formation d’individus heureux et libres. Il nous faut recréer l’écosystème naturel et social permettrant à l’humanité de se perpétuer pour éviter une évolution technologiquement instrumentée (biologie de synthèse), une destruction réelle de l’environnement et une guerre de tous contre tous. Dufour propose rien de moins que de transgresser le dogme de la transgression : après avoir cru qu’il était interdit d’interdire (mai 1968), il serait peut-être temps de comprendre qu’il est obligatoire de s’obliger. »

(éditions l’échappée 2013, 402 pages, 25 euros)

1 réflexion sur “limiter notre pouvoir est-il le signe d’une répression ?”

  1. Nous sommes probablement là à la racine du grand problème de l’humanité.
    Il est amusant de noter qu’une démarche romancée avait conduit à la même conclusion. Dans son célèbre livre « Ravage », René Barjavel imaginait que la reconstruction de la société, après effondrement, supposait de ne pas se lancer de nouveau dans cet oubli des limites. Dans la nouvelle société, les communautés sont restreintes en effectifs, et un homme qui invente une machine (de mémoire, une sorte d’automobile) est condamné.

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