Malthus explique le rapport population / nourriture

La nature a répandu d’une main libérale les germes de vie dans les deux règnes, mais elle a été économe de place et d’aliments. Sans cette réserve, en quelques milliers d’années, des millions de monde auraient été fécondées par la Terre seule ; mais une impérieuse nécessité réprime cette population luxuriante ; et l’homme est soumis à sa loi, comme tous les êtres vivants. Pour les plantes et les animaux, le défaut de place et de nourriture détruit ce qui naît au-delà des limites assignées à chaque espèce.

Les effets de cet obstacle sont, pour l’homme, bien plus compliqués. Il se sent arrêté par la voix de la raison, qui lui inspire la crainte d’avoir des enfants aux besoins desquels il ne pourra point pourvoir. Si au contraire l’instinct l’emporte, la population croît plus que les moyens de subsistance. Nous pouvons tenir pour certain que, lorsque la population n’est arrêtée par aucun obstacle, elle va doubler tous les vingt-cinq ans, et croît de période en période selon une progression géométrique. Il est moins aisé de déterminer la mesure de l’accroissement des productions de la terre. Mais du moins nous sommes sûrs que cette mesure est tout à fait différente de celle qui est applicable à l’accroissement de la population. Un nombre de mille millions d’hommes doit doubler en vingt ans par le seul principe de population, tout comme un nombre de mille hommes. Mais on n’obtiendra pas avec la même facilité la nourriture nécessaire pour alimenter l’accroissement du plus grand nombre. L’homme est assujetti à une place limitée. Lorsqu’un arpent a été ajouté à un autre arpent, jusqu’à ce qu’enfin toute la terre fertile soit occupée, l’accroissement de nourriture dépend de l’amélioration des terres déjà mises en valeur. Cette amélioration, par la nature de toute espèce de sol, ne peut faire des progrès toujours croissants ; mais ceux qu’elle fera seront de moins en moins considérables tandis que la population, partout où elle trouve de quoi subsister, ne connaît point de limites, et que ces accroissements deviennent une cause active d’accroissements nouveaux. Nous sommes donc en état de prononcer, en partant de l’état actuel de la terre habitée, que les moyens de subsistance, dans les circonstances les plus favorables à l’industrie, ne peuvent jamais augmenter plus rapidement que selon une progression arithmétique.

La conséquence inévitable de ces deux lois d’accroissement, comparées, est assez frappante. Substituons à la Grande Bretagne la surface entière de la Terre ; et d’abord on remarquera qu’il ne sera plus possible, pour éviter la famine, d’avoir recours à l’émigration. Portons à mille millions d’homme le nombre des habitants actuels de la Terre : la race humaine croîtrait selon les nombres, 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256 ; tandis que les subsistances croîtraient comme ceux-ci : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. Au bout de deux siècles, la population serait aux moyens de subsistance comme 256 est à 9 ; au bout de trois siècles, comme 4 096 et à 13, et après deux mille ans, la différence serait immense et comme incalculable. Le principe de population, de période en période, l’emporte tellement sur le principe productif des subsistances que, pour que la population existante trouve des aliments qui lui soient proportionnés, il faut qu’à chaque instant une loi supérieure fasse obstacle à ses progrès.

Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 1, page 67 à 74)