MALTHUS, le prophète du sens des limites

Si l’on pense que la substance de l’Essai réside dans l’avertissement que la Terre constitue un espace clos et un fonds borné, alors Malthus précède de 170 ans le Club de Rome et ses courbes exponentielles. Pour ses opposants, Malthus n’aurait pas perçu les extraordinaires potentialités de la révolution agricole. Dans la course poursuite entre population et alimentation, on pourrait considérer que l’analyse de Malthus a été invalidé par la croissance de la production agricole. Dans un Larousse encyclopédique de 1931, on trouve déjà : « A l’époque où il écrivait, les conclusions de Malthus paraissaient assez justes parce qu’on ne connaissait pas encore les moyens d’accroître la production agricole. Mais depuis la fin du XVIIIe siècle, le sol peut nourrir ses habitants, si nombreux qu’ils soient, comme en témoigne la rareté des famines dans les pays civilisés. »

En fait Malthus s’appuyait sur une constante, la loi des rendements décroissants en agriculture : « Lorsqu’un arpent a été ajouté à un autre arpent, jusqu’à ce qu’enfin toute la terre fertile soit occupée, l’accroissement de nourriture dépend de l’amélioration des terres déjà mises en valeur. Cette amélioration, par la nature de toute espèce de sol, ne peut faire des progrès toujours croissants. » Cette approche reste toujours valide aujourd’hui quand on fait le calcul intégral des rendements. Si on compare le nombre de quintaux à l’hectare transformés en calories au nombre de calories d’énergie (tracteurs, engrais, irrigation…) nécessaire à cette production, on constate une diminution des rendements au fil des années. Les raisonnements sur la productivité réelle de l’agriculture sont complexes.

En 1971 Nicholas Georgescu-Roegen écrivait : « En ayant troqué l’énergie solaire, certes diffuse mais durable, contre l’énergie fossile concentrée mais sans avenir, l’agriculture a certes vu croître spectaculairement sa productivité, mais au prix d’une baisse non moins spectaculaire de son rendement thermodynamique, ce qui signifie une réduction proportionnellement accrue de la quantité de vie future. »

Comme l’exprimait en 1974 Philippe Lebreton : « S’il est statistiquement exact que l’agriculteur français actuel nourrit 20 personnes alors que son ancêtre n’en nourrissait que 2.5, il convient de souligner que l’écosystème agricole fonctionnait autrefois en circuit relativement clos ; l’agriculteur produisait sa propre force de travail (bœufs et chevaux), transformait et commercialisait une forte partie de sa production. Actuellement il faut ajouter à la population agricole ceux qui fabriquent les tracteurs, les pétroliers, les chercheurs en chimie et en génétique, les fonctionnaires de l’INRA et du Crédit Agricole, les transporteurs, les industries de transformation, les commerçants de gros et de détail… » Cette situation ne peut pas s’améliorer.

Comme l’exprimait Jean Autard en 2017 à l’adresse de l’institut Momentum : « Depuis le début du XXe siècle, l’usage d’engrais minéraux fossile ou de synthèse (azote produit par le procédé Haber-Bosch à partir de gaz) est devenu massif. Ils sont aujourd’hui devenus indispensables au maintien de la fertilité de sols utilisés de façon très intensive, et donc à notre agriculture. Or, les mines de phosphore et de potassium s’épuisent, de même que les hydrocarbures nécessaires à l’azote. Le problème du renouvellement de la fertilité est encore aggravé par ce que Marx appelé la « rupture métabolique » : alors que dans les systèmes agricoles traditionnels les nutriments consommés étaient pour une grande part rejetés (sous forme d’excréments, de déchets de culture…) sur place, aujourd’hui ils sont massivement exportés vers des villes lointaines où ils sont perdus définitivement vers la mer ou pollués dans des boues d’épuration mélangées de pathogènes, de métaux lourds et de produits chimiques divers. La valorisation des résidus de culture par les biocarburants ou les plastiques biosourcés aggrave encore ce problème, car c’est autant de matière retirée à des sols qui s’épuisent. De plus, dans un monde en effondrement, il deviendra difficile de soutenir les vastes infrastructures qui permettent leur approvisionnement mondial… »

La catastrophe démographique n’est pas survenue non pas parce que la Terre pourrait nourrir n’importe quelle population, mais parce que, jusqu’à présent, le développement agricole et industriel a pu grosso modo suivre la croissance des besoins. Or, il apparaît depuis quelques années que cette expansion que l’on croyait indéfiniment durable butte sur la double limite de l’épuisement des ressources naturelles et des capacités de régénération du milieu. Le principe de population resurgit là où on l’attendait le moins : dans l’air, dans l’eau et dans les sols. Malthus estimait déjà à son époque que des solutions bénéfiques à court terme peuvent être néfastes à long terme. C’est d’ailleurs une des caractéristiques du mouvement écologique aujourd’hui, vouloir gérer le long terme. On redécouvre que la sphère des activités économiques est dépendante de la reproduction de la biosphère. Au moment où l’homme met en péril les conditions de sa propre survie, un malthusianisme « élargi » nous rappelle la nécessité d’une pensée des limites, limites alimentaires à son époque, auxquelles il faut aujourd’hui ajouter les limites du consumérisme et de l’emprise techno-scientifique. Ce n’est plus seulement la nourriture qui est en jeu, mais les ressources globales de la planète. Ce qui est démontré par de multiples études, ce qui est dénoncé dans un message d’avertissement de 15 000 scientifiques en novembre 2017, c’est la perturbation des équilibres écologiques et de la biodiversité. Les scientifiques co-signataires de l’appel plaident notamment pour la stabilisation de la population humaine, en décrivant comment la pression démographique sur la Terre − accrue par une augmentation de la population mondiale de 35 % depuis 1992, soit deux milliards de personnes supplémentaires − est si forte qu’elle peut entraver les efforts entrepris dans le sens d’un avenir soutenable. Cet appel, relayé intégralement par le quotidien LE MONDE (14 novembre 2017), demandait entre autres aux politiques de « déterminer à long terme une taille de population humaine soutenable et scientifiquement défendable tout en s’assurant le soutien des pays et des responsables mondiaux pour soutenir cet objectif vital. »

Série d’articles sur MALTHUS, un précurseur de la décroissance (13 articles au total)

20 août 2020, MALTHUS, considérations de Serge Latouche (1/13)

21 août 2020, pour mieux connaître le démographe MALTHUS (2/13)

22 août 2020, 1798, MALTHUS contre les optimistes crédules (3/13)



10 réflexions sur “MALTHUS, le prophète du sens des limites”

  1. SVP Lire dans l’ordre numérique.
    4) Actuellement, l’alimentation du bétail utilise 77 % des terres agricoles mondiales (cultures agricoles e pâturages). Le restant étant destiné à l’alimentation humaine. Le bétail produit 18 % des calories mondiales et 37 % des protéines totales. Le rétrécissement des espaces naturels est plutôt dû à l’expansion de l’agriculture moderne.
    Pour ces raisons, pour réduire les dommages, il faut réduire la surconsommation, car elle serait plus efficace et immédiate, plutôt que contrôler la surpopulation pauvre. Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous. Par exemple, les nord-américain consomment le double de matières et d’énergie que les Européens pour un niveau de vie matérielle semblable. Autre question, combien d’habitant seront intégrés dans la société thermo industielle dans la prochaine decenie ?
    Il faut aussi évaluer l’impact de l’accroissement de la population urbaine, car c’est un autre problème.

  2. 3) Les agriculteurs sont le plus grand contingent de travailleurs de la planète, 38% de la population, la plupart à faible revenu et taux de fécondité élevé. Les petits agriculteurs font partie des 50% les plus pauvres de la population mondiale, groupe responsable de 10% des émissions de CO². Alors que les 10 % les plus riches émettent plus de 50 % du CO² mondial. Aujourd’hui, si cette population n’existait pas, le réchauffement climatique continuerait imperturbable sa trajectoire ascendante.

  3. 2) Par exemple, la dégradation causée par la petite production agricole est peu significative (faible contribution au réchauffement climatique, peu d’énergie fossile, engrais, agrotoxiques). La pollution du milieu naturel est organique. La principale source d’énergie est la biomasse végétale (un milliard d’agriculteurs n’ont pas d’électricité.). Les dommages les plus importants de l’agriculture pauvre affectent la biodiversité.
    La plupart des impacts négatifs sont plutôt réparables, locaux et régionaux.
    La population agricole mondiale est de l’ordre de 2,8 milliards d’habitants (2020).

  4. 1) La planète et les ressources sont limitées. La population aussi.
    La population intégrée dans la Société termo-industrielle est aujourd’hui de l’ordre de 4,5 milliards, contre 1,8 milliards en 1980 (accès à l’essentiel et au superflu à différents niveaux). L’intégration de ces 2,7 milliards de personnes a accéléré la dégradation.
    L’évaluation des dommages causés par la population dépend de paramètres qui vont au-delà de l’augmentation numérique. On peut les agréger en trois groupes. Le premie, les dégradations liées à la quantité de biens et services que la population produit et consomme. Le second concerne l’étendue spatiale des dégâts : local, régional ou global. Le troisième concerne l’ampleur ou la dimension du dommage : il peut-être réparable ou régénérable ; ou irréparable, impossible à atténuer.

  5. Si pour mettre tout le monde d’accord il suffit de mettre Malthus dans la liste des précurseurs de la décroissance (disons plutôt DES interminables listes), je suis POUR. Par contre je n’irais pas jusqu’à en faire le patron ou le saint des décroissants. Non, il y a des limites à tout ! 😉
    Il semble que Malthus soit le premier à penser la relation entre les populations et les capacités de la terre à les nourrir, ses écrits constituent une preuve historique. Admettons. Mais qu’est-ce qui nous prouve que personne n’y avait pas déjà réfléchi avant lui ? Peu importe, car quoi qu’il en soit Malthus n’est pas le premier à avoir réfléchi aux limites, entendues dans un sens bien plus large. En effet nous ne sommes pas que des ventres, il n’y a pas que la Bouffe dans la vie.

    1. Plus de 2000 ans avant lui les Anciens avaient déjà étudié et défini l’HUBRIS (hybris), qu’ils redoutaient plus que la peste. La morale des Grecs était une morale de la mesure, de la modération et de la sobriété, reposant sur l’adage «pan metron» voulant dire «de la mesure en toute chose».
      Platon s’est fait le témoin de la décadence de la Cité d’Athènes, du déclin des valeurs et des principes qui faisaient sa force, déclin de la démocratie etc. Tout a un début, une apogée, et une fin.
      Mais on dira que Platon c’est de l’histoire ancienne, que la philo c’est chiant etc. Ce que je trouve dommage dans tout ça, c’est que Georgescu-Roegen ne soit pas aussi connu que Malthus. Même chez les écolos, ce qui est un comble.

    2. Oh que si beaucoup de gens ont pensé aux sens des limites bien avant Malthus en Europe ! Les français et même les européens en général n’ont jamais eu 7 enfants par femme à l’échelle nationale, hormis quelques familles isolées, mais en moyenne de toutes les femmes du pays, jamais en Europe on est monté à 7 enfants par femme en moyenne générale de toutes les femmes, comme c’est le cas encore dans certains pays d’Afrique où ça l’a été tout récemment pour un grand nombre de pays d’Afrique et du Moyen Orient.

      C’est tout simple, les familles ont vite compris qu’il fallait beaucoup de ressources pour entretenir de grandes familles, tout ça à cause du froid. Il fallait plus de vêtements, plus de bois pour chauffer le logement et cuire les aliments, etc C’était plus difficile de se nourrir en hiver. Donc mécaniquement vu que ça coutait très cher d’entretenir des individus et plus compliqué aussi, alors globalement les familles faisaient moins d’enfants.

      1. En un peu plus de 50 ans le taux de fécondité dans le monde a été divisé par deux. De 4,7 enfants par femme en 1950 il est passé à 2,4 en 2017.
        Les spécialistes du sujet avancent trois raisons principales : la forte diminution de la mortalité infantile, l’accès à la contraception, et la présence généralisée des femmes dans le monde professionnel, ce qui repousse l’âge de leur premier accouchement.
        Seulement on le sait, d’importantes disparités demeurent. Des pays comptent de plus en plus de vieux, et dans d’autres c’est le contraire. Faut donc savoir ce qu’on veut, ce qu’on préfère. La juste mesure, oui je sais.

        1. Ben en Afrique, ça ne passe pas comme en occident, la baisse de mortalité infantile n’a pas fait réduire de manière conséquente les taux de natalité. C’est même l’apport de la médecine occidentale qui fait que les africains deviennent en surpopulation de manière exponentielle, ils continuent de procréer comme si la mortalité infantile était aussi élevée.

          Mais déjà au Moyen âge, et même sous l’empire romain, les européens ne faisaient plus 7 à 8 enfants en moyenne par femme. Parce qu’à cause du froid, il fallait travailler plus pour subvenir aux besoins de la famille, d’autant que toute la famille dormait dans la même pièce commune. Donc, les européens, tournaient autour de 4 enfants par femme au plus haut en moyenne.

        2. Bah oui, en Europe, en Russie, il fallait travailler plus dur pour se nourrir mais aussi pour s’habiller contre le froid. Alors qu’en Afrique, pendant longtemps ils pouvaient rester à poile avec un simple pagne parce qu’il fait chaud, donc les africaines travaillaient moins et avaient plus de temps pour procréer. Les conditions étaient plus favorable à ce niveau là pour agrandir la famille. En Europe, il a fallu la religion chrétienne pour maintenir un taux autour de 4 enfants par femme.

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