Méfions-nous du soi-disant progrès technologique

Dominique Bourg : je crois important de distinguer science et techno-science. Une activité est scientifique quand elle vise la production d’énoncés provenant d’une méthodologie expérimentale et éprouvée. Une activité visant à produire des objets et en revanche techno-scientifique. Un énoncé scientifique vise à discerner le vrai (ou le vraisemblable), du faux. Un objet n’est en revanche ni vrai, ni faux, mais relève de modalités de jugements multiples selon qu’il est utile/inutile, lourd/léger, dangereux/non dangereux, etc. Le vrai ne se vend pas, les antiscientifiques ont un intérêt fondamental à ce que leurs objets pussent être commercialisés.

Corinne Lepage : les grands choix technologiques qui bouleversent en réalité nos vies bien plus que les choix politiques ne sont plus le fait des gouvernements, ils échappent aux procédures démocratiques. La recherche fondamentale a le plus souvent partie liée avec la recherche appliquée, orientée qu’elle est en direction de la conquête de nouveaux marchés. Si les avantages commerciaux de telle ou telle découverte sont parfaitement évalués, en revanche les inconvénients sont laissés dans l’ombre, voire occultés. Le débat ne s’ouvre que lorsque la technologie est déjà quasiment irréversible. Je me suis intéressé aux cahiers des charges élaborés dans le domaine des OGM et des pesticides : ils ont été conçus dans le cadre de l’OCDE pour biaiser tous les résultats et rendre inopérante quelque législation que ce soit. Par exemple les industriels ont obtenu que les études se fassent non pas sur les produits que nous achetons, mais sur le principe actif contenu dans le produit. Cela revient à faire une étude sur la cigarette en se limitant au risque lié à la nicotine et en oubliant les produits associés, en particulier ceux qui créent accoutumance ou qui multiplient l’effet de la nicotine. Ainsi pour le Round-Up, seul le glyphosate a été testé. Ce sont aussi les mêmes acteurs qui ont fait les règles et auxquels on demande de bien vouloir valider leurs propres études. C’est l’organisme allemand qui avait évalué le glyphosate en 1980 par une étude jamais communiquée à aucun organisme public ou privé qui a été chargé de refaire l’étude en 2014 !

Dominique Bourg : La question de la science opposée aux techno-sciences est très révélatrice des relations désormais plus que troubles entre savoir et démocratie. Nos sociétés sont devenues allergiques au savoir, c’est-à-dire aux jugements construits et fondés, et à la nécessité de connaître pour juger et décider.

Corinne Lepage : Un certain nombre de développements technologiques font fi de l’Humanité, voire accepteraient de la remettre en cause dans la mesure où être en capacité technique de faire exclut tout autre considération. Dans cette disposition d’esprit, je trouve qu’il existe dans le transhumanisme des racines profondes venues du nazisme. Tout progrès technologique n’est pas bon à prendre a priori. Il ne devrait faire l’objet d’un développement que pour autant qu’il participe du progrès humain. En face d’une innovation, la première question à se poser n’est pas celle de son risque, mais de son avantage. Ce n’est que dans l’hypothèse où elle génère des avantages (en dehors des aspects financiers bien entendu) que la question du risque doit être posé. Si l’avantage collectif n’existe pas, il n’y a aucun raison de courir le moindre risque.

Dominique Bourg : Après un immense détour techno-scientifique, et désormais sous la pression même de nos analyses scientifiques, nous devons revenir aux vieux enseignements de la sobriété et de l’auto-limitation.

Corinne Lepage : quel monde incroyable que celui dans lequel plusieurs milliards de personnes vivent dans une extrême pauvreté quand d’autres investissent massivement dans l’utopie du transhumanisme ! L’humanisme tel que nous l’avons connu impose certaines limites à la technologie, dont la techno-science veut néanmoins s’affranchir en refusant toute barrière aux possibilités technologiques. Les partisans du transhumanisme considèrent que l’avenir est à la réalité augmentées, à l’artefact, c’est-à-dire à quelque chose qui serait entre l’humain et artificiel, l’homme augmenté par les nano, bio et technologies informatiques.

Dominique Bourg : On se trouve dans une situation qui soumet à rude épreuve notre aptitude à discerner et à fixer des limites. Mais constatons que le numérique par exemple ne nous nourrit pas, ne nous habille pas, ne nous abrite pas, ne nous fournit pas d’énergie : il ne répond pas à nos besoins fondamentaux.

(Le choix du pire de Corinne Lepage et Dominique Bourg (puf 2017))