Portraits croisés de Décroissants

L’Observatoire de la post-croissance et de la décroissance (OPCD) a lancé sa revue Mondes en décroissance :

https://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/

Accessible gratuitement en ligne, voici les contributions (résumées) de trois contributeurs.

Serge Latouche : La décroissance a 20 ans. Le terme a d’abord été utilisé dans le titre d’un livre recueil de textes de Georgescu-Rogen par Jacques Grinevald et Ivo Rens en 1979. Le projet a pris forme en France entre la parution d’un numéro de la revue Silence en février 2002, le colloque de La Ligne d’horizon à l’UNESCO « Défaire le développement refaire le monde » fin février, début mars 2002 et celui de Casseurs de pub à Lyon en septembre sur la décroissance, suivi du lancement du journal éponyme. La pandémie et l’urgence climatique aidant, la décroissance a refait surface ces derniers temps et s’est invitée dans le débat politique français avec Delphine Batho en vue des élections présidentielles de 2022. Le président Macron lui-même déclarait à Marseille le 16 avril 2022 : « Je veux être clair avec vous, je ne crois pas en la décroissance, au contraire il nous faut produire et travailler davantage… Les avions sans émission “zéro carbone”, les trains hydrogène, la voiture électrique produite en France, les éoliennes en mer produites en France, les mini réacteurs [nucléaires] et tant et tant d’autres solutions. »La volte-face opportuniste récente du même Macron avec la farce de la sobriété a au moins le mérite d’avoir fait de la décroissance un objet médiatique incontournable.

Faire le bilan de vingt ans de décroissance, c’est aussi rendre compte du passif. La stratégie de délégitimation de la décroissance la plus efficace consiste sans doute à la taxer d’écologie punitive. Ceux qui par intérêt, comme les négationnistes du climat, ou par opportunisme comme les écologistes médiatiques dénoncent la décroissance comme écologie punitive manifestent en fait leur refus d’assumer le coût symbolique ou réel de la rupture. Les lobbies du productivisme et du consumérisme cherchent à empêcher par tous les moyens l’adoption de toute mesure écologique s’attaquant aux situations dommageables pour l’environnement mais profitables, en multipliant les études orientées, voire en falsifiant carrément les données. Mais alors, il faut admettre qu’il n’y a pas de transition écologique réelle possible et que toute politique environnementale se limite à l’écoblanchiment (greenwashing). C’est une telle stratégie d’instrumentalisation qui a été menée également avec l’économie circulaire, qui est devenue la base du green deal, la doctrine de la Commission européenne. Les dirigeants, tout en multipliant les déclarations pour réduire les émissions de gaz à effet de serre veulent maintenir, voire en accroître encore les causes : tourisme de masse, transports aériens, agriculture productiviste. On ne peut que reprendre la fameuse formule de Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ».

Le décalage entre l’audace inattendue des propositions faites par les 150 citoyens tirés au sort de la convention citoyenne sur le climat et la frilosité du monde politique interpelle. Avant, la catastrophe possible, c’était une illusion et il convenait de ne rien faire. Maintenant, il n’y aurait plus rien à faire, sinon s’adapter (la résilience) ou attendre un miracle technologique (géo-ingénierie ou trans-humanisme). De l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini découlait, pour Nicholas Georgescu-Roegen, la nécessité de faire une bioéconomie, c’est-à-dire de penser l’économie au sein de la biosphère. Le programme a été dévoyé, la situation dans l’ensemble continue de se dégrader à tel point qu’on peut se demander si l’effondrement n’est pas déjà en marche.

Caroline GOLDBLUM : Le combat pour la survie de l’espèce et le combat des femmes pour leur libération, c’est la question démographique. C’est la base même d’une plate-forme écologie-féminisme. La mutation de société que nous propose Françoise d’Eaubonne a une proximité manifeste avec l’idéologie du mouvement actuel de la Décroissance. Depuis 1974, elle est à la tête d’un groupe de femmes organisé autour du Front féministe (devenu en 1978 le mouvement de réflexion « Écologie-féminisme »). Pour lutter contre la surpopulation, conséquence du « lapinisme phallocratique », ce groupe préconise la « grève des ventres » c’est-à-dire la décision par les femmes d’arrêter de procréer pour l’année 1979. Les femmes doivent prendre en main la gestion de la planète en se réappropriant leur fécondité et l’exploitation des sols. Pour cela, les méthodes de contraception doivent être universellement démocratisées et l’avortement libre et gratuit. En France, cette revendication est celle des Mouvements pour la défense de l’avortement et de la contraception (MLAC) qui se sont créés à partir de 1973 dans toutes les grandes villes ouvrant la voie au vote de la loi Veil un an plus tard. C’est aussi en 1974 que la pilule (loi Neuwirth, 1967) peut être remboursée et délivrée aux mineures. La seule solution à l’inflation démographique, c’est la libération totale des femmes, et partout à la fois, et non pas la manipulation anti-nataliste de celles qui appartiennent au camp défavorisé, et y sont défavorisées entre toutes.

« Quand on sait ce que coûte à des ressources déjà si compromises et si abîmées la naissance d’un seul enfant des pays les moins surpeuplés (ceux du bloc capitaliste – privé) par rapport à un enfant de l’autre camp, le sous-développé, et qu’un petit Américain ou Suisse va détruire davantage que dix Boliviens, on mesure avec précision l’urgence d’un contrôle démographique mondial par les femmes de tous les pays : ceux d’économie capitaliste privilégiée et ceux dits si pudiquement « en voie de développement » » (1978).

Vincent Liegey : Dès ses débuts, l’un des piliers majeurs de la décroissance est la démocratie. C’est d’ailleurs toute la distinction qui est faite entre une décroissance choisie, planifiée, démocratiquement décidée et organisée et la récession subie, conséquence d’une société de croissance sans croissance. L’expérience de la convention citoyenne pour le climat, avec le tirage au sort de 150 citoyennes et citoyens a démontré la justesse de cette intuition première.

Le second grand pilier de la décroissance est celui du partage. En effet la croissance a permis de repousser à toujours plus tard la question des inégalités, acceptées du fait de la promesse qu’il y aurait toujours plus de surplus demain. Avec la fin de la croissance, il est crucial de mieux partager.

Il s’agit enfin d’explorer les communs ou comment repenser la propriété. C’est le troisième pilier majeur de la décroissance : comment ré-enchâsser l’économie dans l’écologie, la remettre à sa place.

2 réflexions sur “Portraits croisés de Décroissants”

  1. –  » Le capitalisme est le cancer qui mène le monde à sa perte, c’est l’origine de tous les mots. »
    ( JP.ROUGIER 2 MAI 2023 À 20:30 ) Je pense qu’il veut dire de tous les maux.

    –  » Les Français aspirent à changer de modèle de société mais sont pris dans des injonctions contradictoires. […] 93 % désireraient revoir en partie ou complètement le système économique et sortir du mythe de la croissance infinie. Il faut un autre modèle économique qui accepte qu’on n’agisse plus pour la croissance, mais pour la vie, seulement la vie sur terre. » ( Conclusion de Vincent Liegey )

    Les Français sont de bons écolos. D’ailleurs, là encore, un sondage (Odoxa oct 2019) nous « révélait » qu’ils étaient, et en même temps, de bons décroissants. La bonne blague.
    ( à suivre )

    1. Capitalisme, Système, modèles économique et de société…
      Tout le monde, ou presque, voit bien que le coeur du Problème est là.
      Comment en sortir, comment avancer ?
      Je ne pense pas que la théorie de Françoise d’Eaubonne sur le «lapinisme phallocratique» nous soit d’une grande utilité. Au contraire elle ne peut qu’en rajouter à la Confusion. L’écoféminisme est devenu un fourre tout pire que l’écologi(sm)e, souvent moqué à justes raisons (ex. Sandrine Rousseau) finalement il dessert plus qu’il ne sert la Cause. Quant à la démocratie, la vraie, elle est indissociable du citoyen. Du vrai là encore.
      Nous voilà donc bien avancés. Pour conclure, en attendant, je ne vois pas de meilleure conclusion que celle de Serge Latouche dans son bilan :
      – « Finalement, si le bilan n’est pas déshonorant, la décroissance reste toujours un défi en même temps qu’un pari. […] Le défi mérite, plus que jamais, d’être relevé et le pari d’être tenté. »

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