Pour permettre une avancée sociale d’importance, il faut qu’il y ait articulation entre l’engagement individuel et l’action collective, mais aussi que le moment soit opportun. Voici un schéma explicatif.
– Tout mouvement social qui heurte l’imaginaire collectif du moment commence par l’action individuelle d’un réfractaire à l’opinion publique.
– Toute action individuelle ne peut émerger dans un nouvel imaginaire social que s’il y a des disciples de plus en plus nombreux.
– Tout mouvement qui devient collectif ne peut changer la mentalité moyenne que s’il correspond à un contexte global favorable.
Prenons trois exemples, un succès un échec et une réussite potentielle.
1 ) le christianisme est une secte qui a réussi, plus de 2,6 milliards de croyants, sur environ 7,8 milliards de personnes en 2020. A l’origine une seule personne Jésus Christ, dont on ne sait même pas s’il a existé vraiment. Le principal est que des apôtres ont voulu diffuser en son nom un message différent de celui des Juifs. En 57, dans sa lettre aux Galates, Paul de Tarse attaque le particularisme du peuple d’Israël, et précise l’idée féconde de l’universalisme chrétien : « Désormais, il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme : car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ ». Il s’agissait donc de diffuser une nouvelle cohérence collective au-delà du peuple juif. Par la suite, après maintes persécutions, c’est devenu une religion officielle…
2) le mouvement luddite. Nous sommes entre 1811 et 1813, au cœur de l’Angleterre. Depuis peu, des métiers à tisser automatiques bouleversent la production artisanale. Les patrons embauchent des ouvriers « isolés et interchangeables ». Partout à travers le pays, des ouvriers brisent ces métiers à tisser, et se fédèrent sous la bannière d’un personnage mythique, le « commandant » Ned Ludd. Face à ce mouvement luddite, le gouvernement anglais est allé jusqu’à punir de la peine de mort quiconque brisait une machine dans une manufacture. La révolution industrielle était en marche, rien ne pouvait plus l’arrêter. La machine avait dorénavant plus d’importance que la vie humaine. Les syndicats ouvriers ne seront qu’un des rouages de l’industrialisation triomphante.
3) le mouvement décroissant. Quelques individus se rendent compte que le système techno-industriel court à sa perte. Ils se réunissent à partir de 1968 dans un groupe appelé le club de Rome. Ils obtiennent en 1972 la notoriété grâce à un libre best-seller, « Les limites de la croissance » : il faut décroître, sinon on va à l’effondrement. Sur la même période, des études scientifiques commencent à recenser les différents dégâts planétaires de la croissance économique. Des associations environnementales apparaissent et agissent. L’écologie politique s’institutionnalise, par exemple en France avec la candidature de René Dumont à la présidentielle 1974. Les réalités biophysiques, épuisent des ressources fossiles, réchauffement climatique, extinction de la biodiversité… imposent que le mouvement décroissant/écolo prenne de l’ampleur. Il est fort probable qu’à la fin du XXIe siècle tout le monde se dira écolo, même s’il y aura beaucoup de schismes dans une religion de la nature en formation…
Mais j’en viens à l’essentiel, l’action individuelle contre toutes les armées a-t-elle une chance de succès ?
Reprenons la grille d’analyse précédente.
Tout commence par l’action individuelle. Louis Lecoin, né en 1888, a passé 12 ans de sa vie pour refus de la guerre. A 74 ans, il décide d’une grève de la faim pour obtenir le statut des objecteurs de conscience sans cesse promis, mais toujours repoussé.
Il fallait le fiasco de l’opération spéciale de la France (la guerre d’Algérie) pour permettre une telle avancée. En 1959, Albert Camus, l’abbé Pierre et Guy Mollet avait pu joindre, différemment chacun, le général De Gaulle et l’interroger sur ses intentions. Le président de la république leur répondit qu’il leur donnait raison, que les objecteurs auraient leur statut, mais qu’il fallait attendre le moment opportun. C’est-à-dire la fin de la guerre d’Algérie. Nous sommes au début de 1962, les soldats des deux camps déposent enfin les armes. Louis Lecoin donne trois mois au Gouvernement pour tenir ses engagements. Et le 1er juin 1962, il commence une grève de la faim. Au douzième jour de grève, le scandale de sa protestation s’étalait dans tous les journaux, à la radio, à la télévision. Finalement la loi accordant un statut aux objecteurs de conscience est promulguée le 22 décembre 1963.
Lire Louis Lecoin, l’histoire d’un pacifiste intégral
Le statut d’objecteur de conscience, opposé en toutes circonstances à l’usage personnel des armes, repose sur engagement individuel, il ne remet pas en cause l’existence des armées. Louis Lecoin en était conscient : « En réclamant pour les objecteurs de conscience un statut qui « légalise » leur situation, je n’ai jamais cru qu’ainsi j’accomplissais la seule propagande anti-guerrière qui vaille. Je sais que pour en finir avec les armées et les guerres il faudra que d’autres actes interviennent. » Il faut que les conditions s’y prêtent.
Difficile aujourd’hui de percevoir la fin des guerres à un moment où Poutine décide l’invasion de l’Ukraine, que le réarmement militaire est généralisé et que le nationalisme culturel a le vent en poupe. Mais l’écume des jours ne doit pas nous cacher les tendances structurelles. L’essor des télécommunications fait en sorte que tout individu n’importe où sur la terre peut recevoir des informations sur ce qui se passe à l’autre bout de la planète. Les relations internationales commencent à être régulées par des instances de plus en plus nombreuses. La Société des nations est devenue l’organisation des Nations Unies. Des conférences internationales sous son égide ont lieu sur la démographie, le développement, le climat… L’imaginaire collectif est de plus en plus imprégné des menaces écologiques, économiques ou politiques qui pèsent sur la population humaine dans son ensemble. Nous arrivons à une situation conflictuelle telle maintenant qu’il convient de savoir partager des ressources naturelles de plus en plus rares ; il sera donc nécessaire de mettre en place une organisation transnationale qui essaye de mettre de l’ordre dans le chaos. C’est semble-t-il inéluctable à longue échéance.
Si la France, au lieu de chercher des solutions nationales aux conflits armés (dissuasion nucléaire, gonflement du budget des armées) décidait de mettre toutes ses forces militaires au service de l’ONU, ce serait un petit pas d’un petit pays et un grand pas pour l’humanité.
Pour en savoir plus
Manifeste du pacifisme (Michel Sourrouille, 2010)
Quelques citations de Louis Lecoin à savourer
– La guerre fait tout rétrograder, excepté la malfaisance de la science.
– Après Blanqui, lequel passa 37 ans dans les geôles de la république, je suis sans conteste celui qui, en France, resta le plus longtemps enfermé pour délits d’opinion (12 ans). C’est surtout pour avoir haï la guerre avec fermeté, avec une persévérance jamais démentie, que je fus si souvent incarcéré.
– J’ai été traduit devant toutes les juridictions : devant le tribunal correctionnel, la cour d’assises, le conseil de guerre et ainsi plus de quinze fois. Eh bien ! croyez-moi, je ne m’en sens nullement diminué. Je plaide non coupable et ce sont les juges, et le régime injuste qu’ils représentent, que je mettrais en accusation.
– Ma première communion eut lieu en 1900. En ce temps-là, les servants de Rome étaient les commissionnaires des bourgeois dans les petites villes, et des hobereaux dans les campagnes. On eût cherché en vain, parmi ces missionnaires de dieu, des signataires pour appuyer la défense d’objecteurs de conscience.
– Je compris assez vite que la participation active du parti socialiste à toutes les élections ainsi que la fringale de ses candidats à la députation, l’amèneraient à oublier le principal pour les à-côtés.
– Un immense espoir nous venait, à l’ét– Une série de « papiers » parus dans notre journal (Solidarité Internationale Antifasciste – 1939) amena un député de droite à réclamer contre nous les sévérités de la loi. Nous nous affirmions pour le droit à l’avortement, nous basant sur le fait qu’il y avait plus de 500 000 avortements en France chaque année. Qu’on rende légal ce qui est si couramment, si dangereusement, si illégalement pratiqué.é 1917, de Russie. Les soviets, groupements de base, placeraient dans les mains des producteurs et des consommateurs tout le bel avenir des Russes, le nôtre aussi par contre-coup. Hélas ! le gouvernement omnipotent des tsars fut, en quelque mois, remplacé par un embryon d’Etat qui allait devenir le plus grand broyeur d’hommes que nous ayons connu.
– Quand en décembre 1920 Pierre Monatte me pressera de me rallier à l’idée de dictature provisoire du prolétariat, je lui répondrai : « Non ! » sans hésitation. Non ! parce que je ne croyais pas qu’une dictature, une fois installée, se ferait hara-kiri. Je pressentais que la Russie serait le premier de ces Etats modernes, les obstructionnistes au réel progrès humain, celui qui commence à l’individu.
– Une série de « papiers » parus dans notre journal (Solidarité Internationale Antifasciste – 1939) amena un député de droite à réclamer contre nous les sévérités de la loi. Nous nous affirmions pour le droit à l’avortement, nous basant sur le fait qu’il y avait plus de 500 000 avortements en France chaque année. Qu’on rende légal ce qui est si couramment, si dangereusement, si illégalement pratiqué.
– « Pour permettre une avancée sociale d’importance, il faut qu’il y ait articulation entre l’engagement individuel et l’action collective, mais aussi que le moment soit opportun. »
Pourquoi pas. Mais alors c’est exactement la même chose dans l’autre sens.
Sauf qu’un recul pour certains peut-être vu comme une avancée par d’autres. Et vice versa. Surtout quand ON est déboussolé, qu’ON n’a pas de but, ou d’idéal…
Le «moment opportun» est en effet celui où toutes les conditions sont réunies, pour que la Mayonnaise puisse prendre. Par exemple… il faut que le temps soit ni trop sec ni trop humide, que le vent soit dans la bonne direction, etc. etc. pour que le battement d’aile d’un papillon provoque un tsunami à l’autre bout de la planète.
Effet papillon = Théorie du chaos. Le moment opportun = l’Air du Temps.
Un tsunami, une catastrophe… comme un miracle, quelque chose de formidable.
Une superbe mayonnaise, par exemple. 😉
Merci Biosphère pour cet hommage à l’anarchiste Louis Lecoin, qui passa 12 ans en prison pour avoir commis le crime de pacifisme. Généralement lorsqu’ON entend «anarchi(sm)e» ON entend la déflagration des bombes. Et bien sûr ON pense au gros chaos. ON aime bien les idées reçues, et pas trop réfléchir. Pourtant tout le monde à déjà entendu « À bas toutes les armées ; À bas toutes les guerres ; Faites l’amour pas la guerre » etc.
Remarquez qu’en général ce ne sont pas des droitards qui les scandent .
Jean Jaurès (1859-1914), Paul Faure (1878-1960), Paul Langevin (1872-1946), Louis Lecoin (1888-1971), Jean Giono (1895-1970), l’abbé Pierre (1912-2007), Albert Camus (1913-1960) et Jean Passe.
– Le pacifisme en France au 20e siècle (René Rémond 1984 – persee.fr)
En observant le monde autour de moi, j’ai effectivement constaté que toute création est à la base une volonté et une action d’un individu. Ensuite la mayonnaise prend ou ne prend pas selon pleins de facteurs.
Appliquer ce concept aux grands soirs, aux révolutions est en parti vrai et faux surtout aujourd’hui avec la communication tout azimut.
C’est plutôt une idée du temps qui mature et un individu va en devenir la figure de proue car il est plus facile de faire entendre une personne qu’un groupe cacophonique.
On le voit bien en science.
Pour ce qui est du renversement de l’opinion du public, il s’agit avant tout d’un fantasme de révolutionnaire qui voudrait assouvir son égo et surtout une volonté de manipulation de l’opinion du public en niant la diversité d’opinions et le respect de son prochain.
La tempérance et l’humilité me paraissent plus souhaitables que le grand soir.
Bien d’accord avec vous.
Renverser l’opinion du public ? Mais quel public ?
S’il s’agit de celui qui applaudit ou qui siffle le Spectacle, alors en effet il sera difficile de la renverser, cette opinion. Parce que des goûts et des couleurs ON ne discute pas.
Maintenant s’il s’agit de cette fumeuse Opinion Publique, celle qu’ON oriente avec les meRdias et qu’ON mesure avec les sempiternels sondages, alors autant parler des girouettes.
L’ancêtre de l’Opinion Publique c’est la Doxa. Rien de construit, donc rien de solide, de fiable, de durable, bref juste du vent. Une mouche qui passe et hop notre sacro-sainte Opinion (Publique) change subitement de sens, nous avons des tas d’exemples.
– « L’opinion publique n’existe pas » (Pierre Bourdieu, 1973)
Par contre l’opinion de Tartempion peut être démontée. Et s‘il n’est pas trop borné alors il peut revoir sa copie. Pour lui ce sera alors un renversement d’opinion. Qui devrait lui permettre d’avancer un peu.