Une réforme du baccalauréat est dans les tuyaux ministériels. Chaque confrérie professorale va défendre sa matière spécifique sans penser à la complexité de la réalité. Ainsi Alain Caillé défend les SES (sciences économiques et sociales) avec une approche qu’on pourrait croire englobante et qui se révèle en fin de compte décevante : « La réforme semble aller dans le sens d’une pluridisciplinarité souhaitable. (Mais) le faux idéal de la pluridisciplinarité est le parfait complément du triomphe académique de l’hyperspécialisation et de la fragmentation disciplinaire qui nous rend toujours plus compétents sur des objets de plus en plus insignifiants. Seule importerait (en fait) l’efficacité économique et financière. A trop se focaliser sur l’idéologie du marché, on se condamne à ne rien pouvoir appréhender des mouvements essentiels de notre temps. Dans le champ du savoir on assiste à la coexistence entre une science économique unifiée autour de son noyau épistémique (business as usual) et un pullulement d’écoles dans les disciplines sociales. Il devient donc urgent de savoir comment les sciences sociales pourraient s’organiser sur d’autres fondements que l’axiomatique économique. Il y a nécessité de faire reconnaître dans l’enseignement supérieur une filière de science sociale généraliste. Que serait une médecine sans généralistes, où il n’y aurait plus que des spécialistes ? C’est dans cette perspective qu’il faut repenser l’avenir des SES comme une préparation globalisante. »*
Rappelons que l’enseignement des sciences économiques et sociales trouve ses fondements en 1965. Le baccalauréat « B » devient réellement économique et social à compter de la session 1969. Ce bac pouvait déboucher au niveau universitaire sur des études de sciences économiques, de sociologie, de droit, de science politique, d’administration économique et sociale, de gestion, d’histoire et géographie, etc. Il s’agissait donc d’une filière transdisciplinaire qui devait dynamiter les corporatismes des enseignants, chacun étant recroquevillé derrière sa « discipline ». C’était révolutionnaire. Apprendre aux lycéens à penser globalement, connaître Marx et Malthus, mélanger allègrement l’économique et le social, étudier les idéologies dominantes et pouvoir en débattre avec les élèves, tout cela était insupportable pour l’oligarchie dominante qui a tenté d’éliminer plusieurs fois la filière SES ; par exemple en essayant de la noyer dans l’histoire-géo ou la gestion économique. Sans succès. Le débat actuel sur la refonte du baccalauréat n’est qu’une péripétie de plus. Une péripétie sans grande signification. Car de toute façon la transversalité de la matière a été progressivement dénaturée. La notion de classes sociales disparaît aujourd’hui, comme a été supprimé bien avant l’étude de Malthus, les débats entre idéologies différentes, l’étude de la crise économique au profit d’une fixette sur la croissance dans les programmes de terminale, etc. Bien plus grave, les SES sont étroitement délimitées par leur dénomination même. Insister sur les domaines économiques et sociologiques fait oublier le pilier principal de toute réflexion complète : l’écologie, l’environnement, la nature, la biosphère. Les SES font encore comme si le circuit économique était une simple relation entre ménages et entreprises. Les SES occultent le fait que tout ce qui peut circuler entre les humains a déjà une origine naturelle et sera rejeté dans « l’environnement ». Pensez aux déchets nucléaires par exemple. Les SES minimisent le fait que la consommation doit être définie comme une destruction de ressources. Les SES ignorent que la civilisation thermo-industrielle est au bord du clash. Dans l’état actuel des choses, les SES peuvent bien être supprimées au baccalauréat, la réflexion collective n’aura pas perdu grand chose. Encore plus si on envisage les SES avec Alain Caillé comme une simple propédeutique aux études supérieures !
Défendre une matière dite « transversale » sans jamais penser à l’introduction de l’écologie au baccalauréat est une imposture : un bon économiste est d’abord un bon écologiste, sinon il ne sait rien des réalités biophysiques qui font notre PIB. Il se trompe et il nous trumpe. Un bon sociologue est un bon économiste, il sait que la manipulation des besoins par la publicité fait le malaise social (l’enchaînement délétère imitation/ostentation) et surconsommation au détriment des ressources terrestres. Un bon sociologue est donc forcément aussi un bon écologiste. Le problème de la réforme actuelle du bac n’est pas la suppression des filières L, SES et S**. Le problème de fond, c’est que le tronc commun comporterait les enseignements de français, philosophie, histoire-géographie, enseignement moral et civique, langues vivantes 1 et 2, éducation physique et sportive, humanités scientifiques et numériques. Tout pour les disciplines traditionnelles, rien pour l’écologie alors que cette approche systémique est la seule vraiment transversale, propre à ouvrir nos lycéens à une réflexion approfondie car globale.
Michel Sourrouille, professeur de SES
* LE MONDE du 11 avril 2018, Alain Caillé : « Il faut repenser le statut et l’avenir des sciences économiques et sociales »
** LE MONDE du 15 mars 2018, A quoi ressemblera le nouveau baccalauréat ?