Suite à une réunion en 1969 en Autriche et après quelques tergiversations, le Club de Rome confie en 1970 au professeur Denis L. Meadows, du MIT, une recherche prospective et globale sur l’avenir de la planète. Plusieurs hypothèses sont formulées dans le rapport intitulé Limits to Growth (les limites de la croissance). Est d’abord constatée la courbe exponentielle de la croissance démographique. Outre le fait que la croissance économique creuse les inégalités entre les Nords et les Suds, on s’interroge sur les ponctions sur la nature nécessaires à la satisfaction de la population mondiale. Par ailleurs, à la menace en amont de raréfaction des ressources s’ajoute celle en aval de l’économie du gaspillage, des déchets et de la pollution. Les auteurs du rapport insistent ensuite sur le risque d’effondrement lié à la pénurie de matières premières, avant de s’en prendre à la croyance dans le progrès technique: « Pas d’opposition aveugle au progrès, mais une opposition au progrès aveugle »[9]. Ils concluent par un appel à l’état stationnaire, à une « croissance zéro »…
Traduit en trente langues et vendu à dix millions d’exemplaires, l’impact médiatique du rapport Meadows est très important alors que s’annonce la première conférence des Nations unies consacrée à l’homme et son milieu, prévue pour le mois de juin 1972 à Stockholm. Sicco Mansholt, ancien grand propriétaire terrien, socialiste hollandais et vice-président de la Commission européenne, adresse dès février 1972 une lettre au président de la Commission dans laquelle il préconise un plan économique prévoyant « une forte réduction de la consommation des biens matériels par habitant, compensée par l’extension des biens incorporels […], la prolongation de la durée de vie de tous les biens d’équipement […], la lutte contre les pollutions et l’épuisement des matières premières »[18]. Il propose également des mesures fiscales et un système de certificats de production pour faire respecter une réglementation écologique, ainsi que la réorientation de la recherche vers l’utilité sociale plutôt que vers la croissance. Et il précise: « Il est évident que la société de demain ne pourra pas être axée sur la croissance, du moins pas dans le domaine matériel. »[19]
En France, c’est le tollé lorsque le communiste Georges Marchais dévoile la lettre au grand public dans une conférence de presse le 4 avril 1972. Pour lui, le document a été « dissimulé à l’opinion public »[20] alors que se profile un référendum sur l’élargissement de la Communauté européenne à quatre nouveaux membres, dont la Grande-Bretagne, contre lequel milite le PCF. La position communiste est partagée par le Conseil national du patronat français (CNPF): « Au nom de la recherche d’une meilleure qualité de la vie […] faut-il proposer une société de pénurie et de rationnement, ainsi que la nette diminution du niveau de vie actuel ? Cela n’est pas notre politique. Une forte croissance économique est indispensable pour couvrir les immenses besoins non encore satisfaits et améliorer le niveau de vie des plus défavorisés. »[22]…
Sicco Mansholt devient finalement président de la Commission européenne le 22 mars 1972. Il accorde un entretien au Nouvel Observateur, au cours de la Conférence de Stockholm. Ce chantre du productivisme technocratique, auteur d’une restructuration de la Politique agricole commune (PAC) visant à dégager des gains de productivité par l’exode rural et l’agrandissement des exploitations, avoue avoir eu une « révélation »[34] à la lecture du rapport du Club de Rome. Il revendique sa conversion: « J’ai compris qu’il était impossible de s’en tirer par des adaptations : c’est l’ensemble de notre système qu’il faut revoir, sa philosophie qu’il faut radicalement changer. » Puis il va au bout de sa pensée: « est-il possible de maintenir notre taux de croissance sans modifier profondément notre société ? En étudiant lucidement le problème, on voit bien que la réponse est non. Alors, il ne s’agit même plus de croissance zéro mais d’une croissance en dessous de zéro. Disons-le carrément : il faut réduire notre croissance économique, notre croissance purement matérielle, pour y substituer la notion d’une autre croissance celle de la culture, du bonheur, du bien-être. »[35] Il n’est cependant pas suivi, son vice-président chargé de l’Économie et des Finances Raymond Barre, traducteur de Friedrich Hayek[36], s’oppose publiquement à lui et Valéry Giscard d’Estaing, alors Ministre des Finances et des Affaires économiques de la France, répond qu’il ne veut pas « devenir objecteur de croissance »…
L’élan initial s’essouffle face à l’impératif de retour à la croissance né du choc pétrolier d’octobre 1973. Mais le Japan Prize décerné à Dennis Meadows en 2009 témoigne de l’actualité des thèses « zégistes ». À l’heure où la décroissance, à la fois slogan et concept, jaillit de nouveau dans le champ intellectuel et dans le champ politique (même sous la forme édulcorée proposée par Europe Écologie), peut-être est-il temps de donner un second souffle à ces idées anciennes et pourtant toujours neuves et d’entamer l’urgente bifurcation manquée la première fois.
(Extraits, avec l’autorisation de Timothée Duverger, Doctorant en histoire)