Par sa conception comme par sa destination originale, la bagnole est un bien de luxe. Et le luxe, par essence, cela ne se démocratise pas. La chose est communément admise s’agissant des villas de la côte ; démocratiser le droit aux vacances, ce n’est pas « une villa avec plage privée pour chaque famille française ». Mais dans la société de l’automobile, le privilège de l’élite est mis à votre portée. L’automobilisme de masse matérialise le triomphe absolu de l’idéologie bourgeoise, il entretient en chacun la croyance illusoire que chaque individu peut prévaloir aux dépens de tous.
Paradoxalement l’autonomie apparente a aussi pour envers une dépendance radicale : à la différence du cavalier ou du cycliste, l’automobiliste dépendait dorénavant pour son alimentation en énergie, comme d’ailleurs pour la réparation de la moindre avarie, des spécialistes de la carburation, de la lubrification, de l’allumage. L’automobiliste a un rapport d’usager-consommateur et non plus de possesseur et maître d’un véhicule dont, formellement, il est propriétaire. Le peuple tout entier allait devenir client des pétroliers, la situation dont rêve tout capitaliste se réalisait, la dépendance de tous envers un monopole. L’Etat capitaliste a laissé se dégrader, puis a supprimé les liaisons ferroviaires entre les villes, leurs banlieues et leur couronne de verdure. Seules ont trouvé grâce à ses yeux les liaisons interurbaines à grande vitesse qui disputent aux transports aériens leur clientèle bourgeoise. La généralisation de l’automobilisme individuel a évincé les transports collectifs, modifié l’urbanisme et l’habitat et transféré sur la bagnole des fonctions que sa propre diffusion a rendues nécessaires. Pour faire place à la bagnole, on a multiplié les distances : on habite loin du lieu de travail, loin de l’école, loin du supermarché.
Si la voiture doit prévaloir, il reste une seule solution : supprimer les villes, c’est-à-dire les étaler sur des centaines de kilomètres, le long de banlieues autoroutières. C’est ce qu’on a fait aux Etats-Unis. Ivan Illich (in Energie et équité) en résume le résultat : « L’américain type consacre plus de 1500 heures par an à sa voiture : cela comprend les heures qu’il passe derrière le volant, en marche ou à l’arrêt ; les heures de travail nécessaires pour la payer et pour payer l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et impôts. Bilan : les gens travaillent une bonne partie de la journée pour payer les déplacements nécessaires pour se rendre au travail. La voiture en fin de compte fait perdre plus de temps qu’elle n’en économise. Comme cet Américain fait 10 000 kilomètres dans l’année, il fait donc du 6 km par heure. Dans les pays privés d’industrie des transports, les gens se déplacent exactement à cette même vitesse en allant à pied, avec l’avantage supplémentaire qu’ils peuvent aller n’importe où et pas seulement le long des routes asphaltées. »
Les usagers, écrit aussi Illich, briseront les chaînes du transport surpuissant lorsqu’ils se remettront à aimer leur îlot de circulation, et à redouter de s’en éloigner trop souvent. On peut imaginer des fédérations de communes (ou quartiers), entourées de ceintures vertes où citadins et écoliers passeront plusieurs heures par semaine à faire pousser les produits frais nécessaires à leur subsistance. La bagnole aura cessé d’être besoin. Que faire pour en arriver là ? Avant tout, ne jamais poser le problème du transport isolément, toujours le lier au problème de la ville, de la division sociale du travail et de la compartimentation que celle-ci a introduite entre les diverses dimensions de l’existence : un endroit pour travailler, une autre pour habiter, un troisième pour s’approvisionner, un quatrième pour s’instruire, un cinquième pour se divertir. L’agencement de l’espace continue la désintégration de l’homme commencée par la division du travail à l’usine. Travail, culture, communication, plaisir, satisfaction des besoins et vie personnelle peuvent et doivent être une seule et même chose : l’unité d’une vie, soutenue par le tissu social de la commune.
Michel Bosquet
Le texte ci-dessus, de facture si contemporaine, a pourtant été écrit il y a presque quarante ans, dans le mensuel le Sauvage n° 6 (septembre-octobre 1973). Michel Bosquet était le pseudonyme d’André Gorz (1923-2007).
Depuis cette époque, nos « intellectuels » ont cessé de réfléchir et notre société s’est enfermée dans l’impasse motorisée…
Le texte ci-dessus, de facture si contemporaine, a pourtant été écrit il y a presque quarante ans, dans le mensuel le Sauvage n° 6 (septembre-octobre 1973). Michel Bosquet était le pseudonyme d’André Gorz (1923-2007).
Depuis cette époque, nos « intellectuels » ont cessé de réfléchir et notre société s’est enfermée dans l’impasse motorisée…