Nous sommes tous soumis à des injonctions contradictoires, l’obligation d’obéir à ce que dicte notre milieu social ou professionnel et notre attachement profond à l’idée de l’acte juste, conforme à notre conscience. Soumission / volontaire, comment sortir de cet oxymore ? Le texte de 1576 d’Etienne de la Boetie sur la servitude volontaire est plus que jamais d’actualité à l’heure où nous savons pertinemment qu’il est urgent de lutter contre la surexploitation de la planète mais où tout nous incite à conforter le système croissanciste qui nous mène à notre perte. Les lanceurs d’alerte sont très rares, les complices du business as usual innombrables. C’est comme pendant la dernière guerre, les résistants sont une poignée, les collaborateurs un peu partout. Il faudrait apprendre à désobéir alors que nous sommes prédisposés par notre socialisation à suivre la voie de la facilité, à se conformer. Ce mécanisme d’injonction contradictoire peut être appelé schisme de réalité, double pensée ou dissonance cognitive. Voici quelques exemples sur ce mécanisme qui nous rend à la fois complice et victime de la société thermo-industrielle :
Philippe Gruca dans « Pouvons-nous compter sur une prise de conscience ? »
Le psychosociologue Leon Festinger a appelé « dissonance cognitive » la situation de notre psyché lorsque se mettent à l’habiter deux croyances contradictoires. De ce sentiment d’inconfort, nous tendons inconsciemment vers un état de stabilité, d’apaisement, vers un état dans lequel cette tension puisse être résolue. Lors d’une projection du film We Feed the World, une amie m’a dit avoir été particulièrement choquée par les images sur l’élevage des poulets en batterie : « Ecoute, pendant trois semaines, je n’ai plus mangé de viande. Et depuis, bon… j’en remange comme avant. » Sa conscience a refoulé les informations, elle nous fait éviter d’y penser. Un autre choix était possible, intégrer les informations nouvelles et veiller à ce que cette prise de conscience se traduise en actes. Mais la conscience ne joue pas à pile ou face : que valent vingt minutes d’images animées contre des journées, des mois et des années entières au cours desquelles nous nous mouvons dans des espaces qui n’ont que peu à voir avec la désagréable intrusion de l’élevage en batterie. Les vitrines brillent, les rues sont nettoyées, les publicités caressent de promesses, les intérieurs sont bien chauffés. Où est le problème ? Nos sociétés modernes se caractérisent par la maximisation du rapport entre l’internalisation des commodités et l’externalisation des nuisances. Quant à mon amie, elle travaille depuis chez Total et, aux dernières nouvelles, l’ambiance dans son équipe est sympa et les conditions de travail plus que confortables.
James Howard Kunstler dans « la fin du pétrole » : « C’est une constante de l’histoire humaine que les évolutions les plus importantes sont souvent les plus ignorées, parce que les changements qu’elles annoncent sont tout simplement impensables. On peut qualifier ce processus de « problème hors contexte », phénomène si éloigné de l’expérience des gens qu’ils ne peuvent comprendre les informations disponibles. On peut aussi l’appeler « dissonance cognitive ». La plupart des économistes orthodoxes ne reconnaissent aucune limite à la croissance projetée dans l’avenir. Otages de leur propre système, ils ne sont pas capables de concevoir une autre forme d’économie. Cela explique pourquoi les Américains se précipitent vers l’avenir en somnambules. La plupart des Américains imaginent que le pétrole est surabondant, voire inépuisable et que de nouvelles technologies de forage accompliront de prodigieux miracles. La réflexion s’arrête là. »
Stéphane Foucart, dans un article sur la COP21, emploie deux dénominations significatives de la dissonnance cognitive: « schisme de réalité » et « double pensée » : « Les politiques savent que nous allons dépasser le seuil de 2°C, passage vers des perturbations ingérables. Ou bien la conscience trouve le moyen d’éviter d’y penser en participant à une mascarade nommée COP21. Il y a une telle opposition entre ce qu’on sait de dramatique (ou catastrophique) de source sûre et le besoin absolu de pouvoir conserver son statut social qu’on veut ignorer ce qui fait mal pour croire à ce qui n’est qu’illusoire. Les politiques choisissent la voie du moindre effort. »
2 mars 2013, les écrits de Pascal Bruckner, cas de dissonance cognitive
11 novembre 2012, Michel Rocard souffre de dissonance cognitive, toi aussi !
Dissonance cognitive, déni de réalité, soumission ou servitude volontaire (voir La Boétie), soumission à l’autorité (voir Stanley Milgram), «Bug humain» ou problème de striatum (voir Sébastien Bohler) et j’en oublie probablement. En tous cas, tout ça ne nous donne évidemment guère d’espoir. Du moins pour les siècles, voire les millénaires à venir.
Sachant tout ça… la sempiternelle question : Que faire ? Réponse : comme toujours, vivre ou mourir.
Et quand comme moi on n’est pas pressé d’en finir… autrement dit quand on veut vivre… alors nous n’avons que deux options : nous battre ou fuir. Sinon c’est la mort. Nous avons «mille» façons de fuir la source du stress qui perturbe notre équilibre vital (homéostasie), comme ici cette triste réalité qui nous empoisonne. Le déni de réalité en est une. Il y a aussi les drogues, il y a le boulot, l’activisme, le bougisme, la consommation etc. etc. (Voir Henri Laborit). Quant à la lutte contre cette source de stress, elle ne peut être menée qu’avec la ferme intention de l’anéantir, de la faire disparaître. Accepter cette réalité si perturbante reste le meilleur moyen de rétablir cet équilibre défaillant, afin de pouvoir continuer à vivre relativement bien… en attendant la suite. On appelle ça faire le deuil. Là encore il y a «mille» façons pour parvenir à faire ce deuil. Il y a la qualité et le soutien de l’entourage, il y a la spiritualité, la philosophie, l’art, l’humour et Jean Passe. Comme je dis souvent, «à chacun sa came !» 🙂