Création monétaire à lier aux possibilités matérielles

Une grande partie de l’histoire monétaire contemporaine, jusqu’à l’abandon en 1971 de l’arrimage du dollar américain aux réserves d’or, a consisté à essayer de libérer la création monétaire de tout ancrage matériel ou ressourciel pour faire d’elle un pur jeu de paris décentralisés sur une variable collective : la croissance de la valeur de la production nationale, voire mondiale. L’émission monétaire moderne par le crédit bancaire fonctionne tout autrement que le simple prêt d’une quantité d’or. Elle constitue une forme d’avance sur le vide adossée à la seule attente de valeur monétaire future des projets financés. C’est précisément grâce à ce mécanisme ingénieux mais potentiellement dangereux de création monétaire par endettement bancaire que les impacts humains sur la biosphère ont pu devenir si massivement repérables même au niveau géologique (anthropocène).

Les banques peuvent créer quasiment autant de crédits, donc de nouveaux dépôts, qu’elles le jugent nécessaires, et les banques centrales leur fournissent ensuite les réserves requises pour qu’elles restent solvables. Le débiteur, pense la banque, saura se débrouiller pour ramener durant la vie du crédit les écritures en compte requises pour que sa dette s’éteigne. Cette création ex nihilo est un pari sur la croissance économique future. Chaque crédit bancaire va se transformer en transactions qui s’accompagnent de flux de matière et d’énergie. L’entièreté de ce système monétaire est consacré à un accroissement de l’empreinte écologique globale. A partir du moment où, à travers la logique du crédit, les dettes deviennent des actifs profitables, il semble inéluctable que la finitude de la biosphère soit secondaire, voire l’objet d’un déni pur et simple. L’overshoot ou dépassement des capacités de la biosphère est étroitement lié aux effets de la création monétaire en termes d’extraction accélérée de ressources non renouvelable et d’insuffisant renouvellement des ressources renouvelables.

Au lieu de supposer un budget écologique ouvert et indéterminé, pourrions-nous échanger à budget écologique fermé ? Cette question est proprement inédite, tant elle rompt avec les réflexes d’une ancienne modernité anti-écologique. Il faudrait d’abord construire un indicateur synthétique capable de prendre le relais du PIB nominal. Ensuite on déduirait de la biocapacité globale du territoire des budgets écologiques nationaux, régionaux, locaux… puis finalement par entreprise et ménage. En fait ce serait instituer un droit de tirage individualisé sur l’empreinte écologique globale maximale autorisées. (ndlr : cela équivaut à un rationnement)

Christian Arnsperger, Repenser la création monétaire pour demeurer dans les limites de la biosphère

in Gouverner la décroissance, collectif, 14 euros pour 234 pages (éditions SciencePo 2017)