Alfred North Whitehead se demanda un jour pourquoi il avait fallu attendre si longtemps pour parvenir à l’abolition d’une chose aussi cruelle et injuste que l’esclavage. Pourquoi des milliers d’années s’étaient-ils écoulés avant qu’un mouvement anti-esclavagiste organisé n’apparaisse au XVIIIe siècle ? Pourquoi des philosophes aussi éminents qu’Aristote ou Sénèque n’avaient-ils aucune objection à l’asservissement de la force humaine ? Pourquoi les chrétiens contestaient-ils les abus des propriétaires d’esclaves, mais non l’institution elle-même ? Pourquoi les lois hindoues, hébraïques, islamiques et africaines approuvaient-elles toutes l’esclavage ?
En 1933, A.N.Whitehead émit cette hypothèse : « Il peut être impossible de concevoir une réorganisation de la société qui permette de supprimer un mal admis et reconnu, sans détruire l’organisation sociale qui en dépend… Il n’existe pas de moyens connus de supprimer un mal sans amener des maux pires, d’un autre genre. » Au moment où James Watt bricolait ses premiers moteurs, peu d’intellectuels remettaient en question l’esclavage. L’économiste Adams Smith estimait même que « l’amour de la domination et de l’austérité sur les autres l’aura probablement rendu perpétuel. »
Si les nouveaux esclaves mécaniques à base de carbone ne remplacèrent pas tout de suite leurs équivalents humains – ils empirèrent même souvent leurs conditions pour des décennies -, ils changèrent néanmoins les mentalités. Ils firent passer la force musculaire des esclaves pour archaïque, comme l’automobile folklorisera les chevaux. C’est l’énergie produite par la machine à vapeur qui rendit l’esclavage obsolète. Les navires à vapeur pouvaient remonter les rivières beaucoup plus facilement que n’importe quelle galère actionnée par des esclaves.
Quelqu’un prône-t-il aujourd’hui un mouvement pour rayer la voiture de la surface de la Terre ? Or, c’est exactement ce que les abolitionnistes firent avec l’esclavage : changer l’opinion courante.
Source : L’énergie des esclaves (le pétrole et la nouvelle servitude) d’Andrew Nikiforuk
Editions Ecosociété 2015, 282 pages, 20 euros
Edition originale 2012 (The Energy of Slaves : Oil and the New Servitude)