Comment faire passer en quelques années seulement la population active agricole de 2 % comme actuellement à 36% comme cela était en 1946 ? Tel est le dilemme posé par la conversion écologique et le retour à une paysannerie de polyculture. Car disons-le tout net, l’agriculture industrielle est devenue démentielle. Le film « Au nom de la terre », d’Edouard Bergeon, réalisateur fils d’agriculteur, conte l’histoire vraie d’un agriculteur conduit au suicide par les déboires qu’il connaît sur son exploitation… Le poulailler de Philippe peut accueillir jusqu’à 130 000 volailles… Hélène, une éleveuse fait visiter l’un de ses poulaillers et ses 19 000 poussins de deux jours. Avant d’entrer, il a fallu passer dans un pédiluve, puis s’équiper de pied en cap, combinaison intégrale et surchaussures. Les paysans ont disparu pour laisser leur place à des « exploitants », avec obligation de se spécialiser pour pouvoir survivre. Mais si on a 200 bêtes ou 200 hectares de cultures, alors on devient des salopards, à la tête d’une ferme-usine. Le changement à marche forcée passe donc par les agressions et la culpabilisation. « Agribashing » , le mot n’est pas vieux, deux ans à peine, une mise en cause massive et généralisée qui revient à contester en bloc les pratiques agricoles, l’utilité sociale des agricultures et jusqu’à leur existence. « Les opposants animalistes ne souhaitent pas améliorer les conditions de vie des animaux : ils veulent mettre fin au système dans son ensemble. Des activistes de Boucherie Abolition en arrivent même à des actions extrémistes. Sous l’égide des préfets, cinq départements ont déjà instauré des comités de lutte contre les actes de malveillance dans le milieu agricole »*.
Le voisin néo-rural est devenu l’adversaire, toujours prêt à bondir pour défendre l’environnement – le sien, d’abord – contre l’ogre paysan. Il y a deux ou trois générations, tout le monde avait des racines proches à la campagne. Maintenant, c’est terminé, la rupture est consommée. L’élevage travaille avec le vivant, ce qui implique un contact avec la mort, mais aussi avec des bruits, des odeurs… Et des gens arrivent qui n’avaient plus aucun lien avec le vivant. II n’y a plus de langage commun. Le retrouver demandera des efforts de toute la population, l’abandon de la nourriture industrielle et d’un système, y compris syndical (FNSEA) qui a poussé au productivisme agricole. Pour en savoir plus, nos articles antérieurs sur ce blog biosphere :
9 février 2016, pour un retour des paysans contre l’agriculture industrielle
15 mars 2014, semences paysannes contre marchandisation de la vie
26 janvier 2013, Un modèle pour l’écologiste, le paysan Paul Bedel
24 novembre 2012, Paul Bedel, Testament d’un paysan en voie de disparition
22 août 2009, tous paysans en 2050
25 mars 2009, le retour des paysans
9 octobre 2008, paysans de tous les pays, unissez-vous
* LE MONDE du 8 novembre 2019, Le discrédit agricole
Au sujet de la culpabilisation. On peut en effet la voir comme une stratégie visant à faire prendre conscience. Pointer du doigt les petit-bourgeois que nous sommes, parfois les gros porcs, c’est bien sûr une manière de faire culpabiliser ceux qui se reconnaîtront. Et ceci dans le but de les amener à changer de comportement, on ne sait jamais.
LE MONDE du 3 avril 2019 nous racontait que de plus en plus de Suédois acceptent d’avoir « honte de voler » en avion. Et en suivant Biosphère nous a parlé de cette nouvelle mode suédoise, le «flygskam » ( la honte de voler ).
La prise de conscience avance, c’est certain. Plus exactement, aujourd’hui de plus en plus de gens osent dire ce que tout le monde sait depuis longtemps. Et pas seulement au sujet de l’avion ou de l’agriculture. Mais est-ce pour autant que les choses avancent ?
Dans le journal La Décroissance de ce mois-ci un petit dessin (de LEANDRE) illustre très bien la situation. 2 images, « AVANT » et « APRÈS », en haut l’intitulé : « PRISE DE CONSCIENCE ENVIRONNEMENTALE ». Sur chacune des 2 images, quasiment identiques, nous avons 2 types dont un avec le smartphone dans la main. L’un pose une question et l’autre, celui au smartphone, qui répond.
– AVANT : Question : T’Y VAS COMMENT À NICE ? Réponse : EN AVION.
– APRÈS : T’Y VAS COMMENT À NICE ? Réponse : C’EST PAS BON POUR LA PLANÈTE MAIS … EN AVION.
Ce néologisme « agribashing » est non seulement un mot-valise mais il est aussi un mot-poison. Ce nouveau mot vient donc «enrichir » le novlangue et participe ainsi, comme le souligne justement Biosphère, à entretenir la grande confusion.
– «Comment faire passer en quelques années seulement la population active agricole de 2 % comme actuellement à 36% comme cela était en 1946 ? »
Pour répondre à cette question je dirais qu’il faut commencer par décoloniser les imaginaires.
Alors y’aca et faucon, de manière à être capable d’imaginer un monde dans lequel les marchands de bagnoles et de trottinettes électriques seraient re-con-verdis en charrons, maréchaux-ferrants et réparateurs de vélos, les marchands de godasses en cordonniers, les publicitaires en artistes, en clowns etc. Un monde dans lequel ces millions de travailleurs qui aujourd’hui bossent (quand ils bossent) à des tas de choses aussi inutiles que néfastes seraient occupés dans le nettoyage de l’environnement, dans l’agriculture propre, dans des métiers d’artisanat, de services à la personne etc. etc. Commençons donc par être capable d’imaginer des facteurs à vélo, qui auraient le temps de papoter avec les gens, des cantonniers avec des brouettes et des faux à mains, qui feraient la sieste à l’ombre quand il fait trop chaud etc. etc.
NB : L’« agribashing » est un mot-valise inventé par les propagandistes de l’agro-industrie qui, après quelques mois d’incubation sur les réseaux sociaux, a fini dans la bouche du ministre de l’agriculture lui-même. Le but recherché est là encore la confusion : parler d’« agribashing », c’est assimiler la stigmatisation injuste des agriculteurs à la critique du système qui les a paupérisés, menace leur santé et celles de leurs voisins et qui compromet leur avenir en détruisant la biodiversité.