Comme disait Gandhi quand on lui demandait : « Comment faites-vous toutes ces choses altruistes tout au long de l’année ? » Il répondait : « Je ne fais rien d’altruiste. J’essaie de progresser dans la réalisation de Soi. »
Laurent de Sutter : Pour en finir avec soi-même ! Le soi est une curieuse denrée. A grand renfort de pseudo-psychologie, de conseils frelatés, de gourouteries variées et avariées, il nous est vivement conseillé d’en prendre le plus grand soin. Mille propos nous incitent à le découvrir, le développer, l’accepter, l’affirmer. Le problème, c’est que personne ne sait jamais, en fait, de quoi il est question. Chacun répète, bien sûr, que le soi est aimable, ou bien haïssable, ou encore perfectible. Pourtant, il demeure introuvable, insituable, rebelle à toute définition. Le développement personnel n’est qu’une « police de l’être », une bouffonnerie où il apparaît que « changer sa vie » équivaut constamment à la normaliser. Somme toute, cette denrée imaginaire paraît bien n’exister qu’en fonction d’un projet : la faire servir. Mais à quoi ? Le soi n’existe pas. Ce qui compte, et agit, est toujours autre chose, à côté. Être soi au quotidien, c’est être fiché : avoir nom, signature, photographie, empreintes. Pour être libre, il faudrait donc abandonner le soi.Ainsi, le célèbre « Connais-toi toi-même », emprunté par Socrate à l’oracle de Delphes, ne signifie nullement qu’il y aurait à découvrir un for intérieur, un caractère ou tempérament individuel, mais qu’il faut prendre conscience de sa place d’humain, entre animaux et dieux. Le soi, c’est seulement le retour de la pensée sur elle-même, la réflexivité.
Satish Kumar : Vous remarquerez que Descartes dit deux fois « je » dans son « je pense, donc je suis ». Il fonde tout seul sa vérité, tout ce qui vit autour de lui n’existe plus ! S’il avait réfléchi dans la nature, entouré d’arbres, d’animaux, caressé par le vent, il n’aurait pas conclu à une prise de conscience solitaire. En posant l’ego comme le moteur de l’être humain, votre Descartes a institué un dangereux dualisme, il a isolé l’homme de son environnement, il l’a proclamé indépendant. Le dualisme cartésien est un mode de pensée qui divise l’esprit et la matière, sépare le corps et l’esprit, et considère le monde comme une série d’objets à analyser et à contrôler. Il me semble intéressant de noter que Descartes découvrit la pierre angulaire de son système philosophique au cours d’une longue nuit solitaire, alors qu’il était enfermé dans une petite pièce chauffée par un poêle, tandis que Bouddha, lui, atteignit l’Eveil en observant la nature, assis sous un grand arbre au bord d’un fleuve. Les bouddhistes indiens se sont évertués au contraire à libérer l’homme des illusions de l’ego, ont développé le principe de co-dépendance entre tout ce qui vit. En Inde, les sages parlent depuis des siècles de la dissolution, voire de l’inexistence du moi. Les hindous ont forgé l’expression « So Hum » – Tu es, donc je suis. Les mystiques chrétiens, qui voyaient le mystère divin dans tout ce qui les entourait, ont été marginalisés. La vision dualiste du monde donne aux hommes l’illusion d’exister indépendamment d’autrui. Si nous acceptons l’idée que « mon esprit » est plus certain que « l’esprit d’autrui », nous participons à la division du monde.
Arne Naess propose une humanisation écologique par la pleine réalisation de soi, qui devient « Soi » en s’ouvrant à l’ensemble de l’écosphère, à tous les êtres humains et aux espèces animales. Dans cette capacité du soi à s’étendre en se liant aux autres, Arne Naess dit se situer sur une crête entre « sur la gauche l’océan des perceptions mystiques et organiques, sur la droite, l’abysse de l’individualisme atomiste. » C’est un véritable changement anthropologique dont il propose la mise en pratique, conduisant à apprécier la qualité de la vie plutôt qu’un haut niveau de vie. Cela jusqu’à dire que seul l’homme est capable de s’identifier par l’imagination à l’autre et même à l’animal. A la fin d’Ecology, community and lifestyle, Naess propose sa propre philosophie de l’écologie, son « écosophie » particulière. Or, dans son écosophie, il fonde la valeur de la « diversité » en général sur la valeur première de la « réalisation de soi » (self-realisation). La réalisation de soi passe en effet selon lui par celle « des autres », et ce qu’il entend par « les autres » excède les limites du genre humain : « La réalisation complète de soi pour quiconque dépend de celle de tous » ou « la diversité de la vie augmente les potentiels de réalisation de soi. »
Paul Shepard (1962) : Le soi est un centre d’organisation dont la peau et le comportement sont des zones souples qui nous mettent en contact avec le monde et ne nous en excluent pas. La pensée écologique implique une vision qui ne s’arrête pas aux frontières. L’épiderme de la peau ressemble, d’un point de vue écologique, à la surface d’un étang ou au terreau d’une forêt ; elle agit moins comme une coquille que comme une zone de délicate interpénétration. Le soi, dans la mesure où il fait partie du paysage et de l’écosystème, se révèle anobli et prolongé plutôt que menacé. Le monde est ton corps.
Pour en savoir plus grâce à notre blog biosphere :
25 juillet 2019, L’écologie a besoin d’une spiritualité
– « Le développement personnel n’est qu’une « police de l’être », une bouffonnerie où il apparaît que « changer sa vie » équivaut constamment à la normaliser. » (Laurent de Sutter )
Sur ce point je suis entièrement d’accord avec lui. Je dirais plus, le «développement personnel» (autre façon de nommer le «bien être») est un business. Bouquins, thérapies bidons, stages, séminaires etc.
Pour vous sentir bien dans vos baskets il vous suffit d’envoyer la monnaie. On vous apprendra par exemple à marcher pieds nus, et/ou à parler aux arbres. Dans un tout autre registre (le Business, l’Entreprise), vous pourrez devenir un véritable killer.
Pour le reste je le suis moins. Que le «soi» ne soit pas facile à cerner et à définir, je veux bien. Mais ce n’est pas pour autant qu’on peut dire qu’il n’existe pas.
Distinguons déjà le «soi» et le «moi». Le «moi» c’est l’ego, il permet de dire «je». C’est le «je» qui pense, qui croit, notamment ce qu’il est. Le «soi» c’est l’individualité, l’être véritable. Il revient donc à chacun de découvrir ce qu’il est réellement («connais-toi toi-même»).
Dans son cogito de Descartes fait table rase et postule «je pense donc je suis». Cette pensée laisse encore place au solipsisme, où seul l’esprit de celui qui pense existe, tout le reste (les autres, la nature etc.) n’étant que le fruit de son imagination. C’est état d’esprit s’apparente bien sûr à la folie, or Descartes n’était pas fou.
Cependant je pense que les visions chrétienne et bouddhiste qu’oppose Satish Kumar sont seulement propres à ces deux cultures. Pour moi il n’y a pas lieu de les opposer, elles valent ce qu’elles valent, au mieux elles sont complémentaires. Toutefois je vois le bouddhisme des Occidentaux comme une autre bouffonnerie. L’attrait que suscite cette religion (ou philosophie) ne fait encore que traduire un profond mal-être, un manque profond.
« Toutefois je vois le bouddhisme des Occidentaux comme une autre bouffonnerie. L’attrait que suscite cette religion (ou philosophie) ne fait encore que traduire un profond mal-être, un manque profond »
–> Toutes ces thérapies bidon du développement personnel, effectivement elles traduisent un mal-être. Les individus qui s’adonnent à ces philosophies du jour au lendemain, recherchent une solution illusoire en espérant trouver des ressources intérieures pour affronter la vie et espérer trouver des compétences pour monter dans la hiérarchie sociale. OR, ils sont dans le faux, tous ceux qui parviennent à affronter la vie plus facilement et montent dans la hiérarchie sociale y parviennent par la coopération, tout simplement parce que nous sommes interdépendants
Même un sportif de haut niveau effectuant un sport dit « individuel » parce qu’il concoure seul sans équipe, n’est pas si seul que ça, il bénéficie de coachs pour s’entraîner, afin d’apprendre des gestes techniques, se remotiver, etc ainsi que de sponsors qui le financent, ce qui lui permet de s’entraîner paisiblement sans avoir à se soucier de ses besoins économiques en parallèle pour manger et dormir, ainsi rester à l’abri du besoin. Parce que bon, si le sportif devait travailler en parallèle de ses entraînements, pas certain qu’il soit aussi performant. Je dis sportif mais c’est pareil pour le reste, tous ceux qui ont une grosse carrière n’y sont pas parvenu par un développement personnel, mais par un gros système de coopération.