Cette autobiographie de Michel SOURROUILLE, « Fragments de vie, fragment de Terre (Mémoires d’un écolo) », sera éditée chaque jour par épisode tout au cours des mois de juillet et août sur ce blog biosphere.
Les SES face à la déconnexion des lycéens
Les attaques institutionnelles contre les Sciences économiques ET sociales ne sont pas selon moi les plus problématiques, il y a surtout les élèves qui se déconnectent de notre enseignement. Les jeunes sont de plus en plus en décalage avec le monde des adultes en général et de l’école en particulier. J’ai ressenti en fin de carrière la coupure croissante entre les générations de jeunes et le discours adulte. Dans ma dernière Terminale en 2006-2007, il n’y avait presque plus d’élèves qui suivaient mes cours juste avant le bac. Ils s’estimaient assez autonomes pour pouvoir s’en sortir en consultant Internet… merci le numérique ! Dans ma dernière Première de ma carrière en 2007-2008, j’ai saisi cette fiche de recette qui circulait dans ma classe et qui d’ailleurs était pompé sur Internet :
« d truc pr faire chier ls profs mdr »
– bataille de sarbacanes.
– basket : comme son nom l’indique, il s’agit de faire des paniers dans la corbeille du prof sans se faire remarquer.
– reniflez et éternuez sans arrêt.
– pour éviter que le prof donne des devoirs à la fin du cours, ne le laissez pas parler.
– posez des questions qui n’ont aucun rapport avec le cours.
– essayer de contredire le prof, trouvez tous les arguments pour faire perdre au moins 10 minutes de cours.
– chantez joyeux anniversaire au prof.
– quand le prof pose une question, levez la main, et dites je sais pas puis rasseyez-vous avec un air déçu.
– confirmez tout ce que dit le prof en disant sans cesse : oui, oui, bien sur… avec un air très intéressé.
– dès que le prof commence à parler, tout le monde applaudit
Autre exemple de rupture générationnelle, je demandais parfois à mes élèves de m’adresser par écrit deux ou trois questions, en toute liberté. Voici LA question qui est le plus souvent revenue au cours de ma carrière, même en cours d’année et de façon spontanée : « Pourquoi pensez-vous avoir toujours raison ? » Je passe rapidement sur le fait que ce genre de question est une dévalorisation totale non seulement de la parole de l’enseignant, mais aussi de celle d’un adulte ; cela présupposerait que l’adolescent sait déjà mieux que l’adulte ou le professeur ce qu’il doit penser. Je réponds aux élèves qu’une pensée validée doit être à la fois complexe, ouverte et engagée.
L’esprit des SES milite pour la connaissance la plus globale possible de la complexité, donc pour le raisonnement le plus fiable possible. Notre credo, c’est la multidisciplinarité. Par contre, plus tu es spécialisé dans un métier, plus tu es discipliné, enfermé dans un certain cadre explicatif du monde ; le patron de Renault raisonne comme son entreprise, le patron du FMI comme le veut la tradition de son poste, l’élève comme ses camarades. Je trace au tableau un graphique dont les abscisses mesurent le temps et l’ordonnée l’espace. Au point d’intersection en ordonnée, je suis à l’instant présent, avec derrière moi toute l’histoire depuis le Big Bang et devant nous le devenir des générations futures et le Big Crunch. Au point d’intersection, je suis devant les élèves, dans une salle de classe. Mais l’espace en abscisse n’est pas délimité par les murs du lycée, il y a aussi les frontières nationales, l’Union européenne, les pays riches, l’ensemble des territoires de la planète, la Biosphère de notre Terre, notre système solaire, etc. etc. Ma formation de professeur de sciences économiques et sociales me permet de maîtriser à peu près l’ensemble de l’espace et du temps : je suis à la fois géographe et historien, mais aussi économiste, sociologue, politologue, statisticien, biologiste et physicien, et j’en passe. Nulle formation dans l’université pour une telle polyvalence, le professorat de SES relève de la formation continue.
Ensuite je dis qu’il faut garder une ouverture d’esprit : ce que je crois est toujours une hypothèse valide uniquement si elle n’est pas remise en question. Même les sciences dites exactes reposent sur le même postulat. La connaissance humaine est en devenir, il faut accepter que de nouvelles découvertes remettent en question l’état actuel de notre croyance. Le fonctionnement de l’économie et de la société est déterminé par le débat démocratique, il y a évolution possible. Si un élève me démontre que j’ai tort dans une de mes argumentations, je reconnaîtrais sans hésiter mon erreur. Mais ma connaissance de la complexité valide pour le moment mon discours par rapport à celui des élèves. Enfin la société telle qu’elle est ne peut correspondre exactement ce que nous voulons. Il y a toujours décalage entre l’idéal et la réalité. Pour réduire ce décalage, il faut un engagement socio-politique. C’est ce que je pratique dans un parti politique, dans des associations, au service du progrès social. Si chacun d’entre nous possédait tous les éléments de la réflexion, alors nous pourrions arriver collectivement à un consensus acceptable sur la société que nous voulons. Les conditions pour y parvenir :
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avoir le temps de la réflexion.
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avoir des connaissances de base en matière de philosophie, de sciences économiques, de sociologie, d’histoire…
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avoir la capacité de se remettre en cause, ce qui nécessite une prise de distance avec soi-même.
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avoir une écoute de l’autre, être ouvert à une argumentation différente de la sienne.
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avoir une maîtrise de ses affects, de ses sentiments personnels, de ses préjugés et a priori.
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adopter la démarche scientifique, « l’hypothèse reste vraie, mais tant qu’on ne m’a pas démontré le contraire ».
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chercher à approfondir ses connaissances par le choix de ses lectures, de sa fréquentation des médias.
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ne pas être prisonnier de sa fonction sociale (son métier, ses responsabilités familiales ou politiques…), être libre.
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J’ai quitté l’éducation nationale sans regrets alors que j’avais fait preuve d’enthousiasme tout au cours de ma carrière. Le contenu des SES, ce que cela pouvait apporter aux élèves, la forme interactive que je donnais à mes cours, c’était chouette. Aujourd’hui, je ne suis pas du tout rassuré par le monde tel qu’il va ! Mais comme je ne veux pas terminer ma vie professionnelle sur du négatif, ce qui serait tordre la vérité globale, voici ce qui a été chanté par mes élèves de terminale lors d’une soirée d’adieux où j’étais convié en juin 2001. Ce chant du départ résume assez bien les aléas de mon enseignement :
1) Nous on était rien,
Et voilà qu’aujourd’hui
On aura not’ bac, vous nous l’avez promis
On vous remercie…
2) Vous pourrez prédire tout ce qui vous plaira
Mais les capitalistes seront toujours là,
Tout est relatif, tout est relatif, tout est relatif
Refrain : Il a du faire toutes les manifs,
Pour être si vert aujourd’hui
Il a du faire toutes les manifs.. de la vie… et 68 aussi
3) Malgré beaucoup d’heures
On a pas tout compris
On vous a donné beaucoup de soucis
C’est bientôt fini
4) Il en faudra plus
Pour vous décourager
Que des étudiants totalement dissipés
cf. Xavier, cf. Xavier…
(sur l’air de « Je l’aime à mourir » de F. Cabrel)
…………………la suite, demain…………..
Si tu ne veux pas attendre demain, à toi de choisir ton chapitre :
Mémoires d’un écolo, Michel SOURROUILLE
01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion
02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas
03. En faculté de sciences économiques et sociales, bof !
04. Premiers contacts avec l’écologie
05. Je deviens objecteur de conscience
06. Educateur, un rite de passage obligé
07. Insoumis… puis militaire !
08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales
09. Du féminisme à l’antispécisme
10. Avoir ou ne pas avoir des enfants
11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs
12. Ma tentative d’écologiser la politique
13. L’écologie passe aussi par l’électronique
14. Mon engagement associatif au service de la nature
15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience
16. Ma pratique de la simplicité volontaire
17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes
18. Techniques douces contre techniques dures
19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie
21. Ma philosophie : l’écologie profonde
1) « d truc pr faire chier ls profs mdr »
Moi j’aime bien leur sortir cette blague qui, en général, ne les fait rire que jaune :
– « Quand on sait faire, on fait. Quand on sait pas faire … on enseigne. »
Tirée de ce vieux dicton qui se décline en plusieurs variantes :
– « Qui sait fait et qui ne sait pas enseigne ; Qui peut faire fait, qui ne peut pas faire enseigne, qui ne sait pas enseigner enseigne aux enseignants, et qui ne sait pas enseigner aux enseignants fait de la politique. »
Justement, la politique c’est après. Une chose après l’autre, chaque chose en son temps ! Patience donc. Maintenant si tu ne veux pas attendre… tu peux toujours aller lire les épisodes de la Saison 12. “Ma tentative d’écologiser la politique“. 🙂
2) Prof : « Ensuite je dis qu’il faut garder une ouverture d’esprit : ce que je crois est toujours une hypothèse valide uniquement si elle n’est pas remise en question. […] »
Justement ça tombe super bien :
– Élèves : « Pourquoi pensez-vous avoir toujours raison ? »
La réponse de Prof Jesètou à ses élèves autant décomplexés que déconnectés valide le vieux dicton. Dur dur de se sentir dévalorisé !
Décidément cette épopée me fait de plus en plus penser à Bouvard et Pécuchet.
Réflexion => Déconnexion => Déception, Dévalorisation, Démoralisation etc.
Après ça bon courage pour faire comprendre tout l’intérêt des Dé.
3) Moralité : Pas de réflexion ! Copions ! Il faut que la page s’emplisse, que «le monument» se complète. 🙂 🙂 🙂