Majid Rahnema, un analyste perspicace vient de mourir

Nous avions apprécié ses deux livres Quand la misère chasse la pauvreté  et La Puissance des pauvres. Majid Rahnema s’est éteint le mardi 14 avril 2015 à l’âge de 91 ans. Grâce à lui, nous savons qu’il y a une pauvreté désirable et une misère à proscrire.

Voici comment il décrivait son parcours personnel : « Haut fonctionnaire du Programme des Nations unies pour le développement, j’étais marxiste et progressiste. Je mettais mes espoirs dans le développement et les perspectives de la modernisation des pays alors qualifiés de « retardataires » ou « sous-développés ». Ce n’est que plus tard, dans les années 1970, que je me suis rendu compte que le concept du développement, qui nous avait paru l’antidote au colonialisme, avait finalement profité aux colonialistes d’hier et de toujours. Dix ans plus tard, il ne m’en restait qu’un discours pervers et hypocrite dont la plupart des gouvernements du Sud se servaient pour gagner le soutien de divers donateurs auxquels ils achetaient en sous main les armes dont ils avaient besoin pour maintenir l’ordre et protéger leurs administrés contre leurs ennemis, le plus souvent intérieurs. Les premiers combattants anticolonialistes brandissaient comme un étendard de libération la bannière du développement pour justifier tous les dispositifs créés par le colonialisme en vue de la déculturation en profondeur des peuples dominés. Pour eux, il était clair qu’un bon développement devait continuer d’étendre ces infrastructures héritées de l’époque coloniale afin de permettre à leur pays de « rattraper », le plus vite possible, leur « retard économique ». la rupture a été consommée lorsque les faits m’ont enfin montré ce qui, pour moi aujourd’hui, est évident : ce qui se commet au nom du développement n’a rien de libérateur. Ce n’est qu’une forme larvée, encore plus perverse que l’ancienne, de colonialisme. (in La puissance des pauvres) ». Voici l’idée clé de ses livres : la pauvreté choisie est la condition de lutte contre la misère.

« Il y a les insupportables privations subies par une multitude d’humains acculés à des misères humiliantes et la misère morale des classes possédantes. Cette misère résulte d’un système économique dont l’objectif majeur est de transformer la rareté en abondance, une économie productrice de besoins engendrant de nouvelles formes de rareté et, par conséquent, modernisant la misère. La misère fait son apparition lorsque les gens perdent le sens du partage. Quand vous arrivez en ville, vous n’avez plus personne avec qui partager. Les ouvriers des agglomérations urbaines ont compris que leur subsistance les liait désormais aux nouvelles institutions économiques et sociales, il leur fallait courber l’échine devant le nouvel ordre. Dans ce système le riche est aussi mécontent que le miséreux : le défavorisé voudrait devenir millionnaire, et le millionnaire multimillionnaire. L’économie occidentalisée a fini par nier sa fonction première, servir les personnes qui en avaient le plus besoin. Il y a d’un autre côté la pauvreté consentie dans des sociétés conviviales dont le mode de vie simple et respectueux de tous a compté pour beaucoup dans le maintien des grands équilibres humains et naturels au cours de l’histoire. Si chacun ne conservait que ce dont il a besoin et se contentait de ce qu’il a, nul ne manquerait de rien. Toutes les sociétés vernaculaires dites « pauvres » développent en leur sein des mécanismes destinés, d’une part, à contenir l’envie et la convoitise, de l’autre à maintenir une tension positive entre ce qu’il est personnellement possible de vouloir et d’avoir et ce qu’il est collectivement possible et raisonnable de produire. Cette tension leur a permis de développer leurs capacités productives sans qu’il y ait rupture entre les besoins et les ressources (in Quand la misère chasse la pauvreté). »