À lire, Tristes tropiques (Claude Lévi-Strauss, 1955)

Claude Lévi-Strauss (1908-2009) est à la fois un ethnologue de renom et un moraliste en prise directe avec l’urgence planétaire ; il a été écosophe, il a changé notre manière de voir le monde. Il nous permet de prendre de la distance avec notre propre culture. Relativiser ce qu’on croit être, aimer toutes les cultures et toutes les espèces, c’est un principe de vie qu’on devrait appliquer à tout âge et à tous les échelons du pouvoir.

« Il faudra admettre que, dans la gamme des possibilités ouvertes aux sociétés humaines, chacune a fait un certain choix et que ces choix sont incomparables entre eux : ils se valent. Des sociétés qui nous paraissent féroces à certains égards savent être humaines et bienveillantes quand on les envisage sous un autre aspect. L’enquête archéologique ou ethnographique montre que certaines civilisations ont su ou savent résoudre mieux que nous des problèmes. Il n’est pas certain que les progrès de l’hygiène aient fait plus que rejeter sur d’autres mécanismes, grandes famines et guerres d’extermination, la charge de maintenir une mesure démographique à quoi les épidémies contribuaient d’une façon qui n’était pas plus effroyable que les autres.

A mieux connaître les autres sociétés, nous gagnons un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c’est la seule dont nous devions nous affranchir. Nous nous mettons ainsi en mesure d’utiliser toutes les sociétés pour dégager ces principes de la vie sociale qu’il nous sera possible d’appliquer à la réforme de nos propres mœurs. Les hommes ne se sont jamais attaqués qu’à une seule besogne, qui est de faire une société vivable. L’âge d’or qu’une aveugle superstition avait placé derrière ou devant nous est en nous. La fraternité humaine acquiert un sens concret en nous présentant, dans la plus pauvre tribu, notre image confirmée. Depuis des millénaires, l’homme n’est parvenu qu’à se répéter.

Lorsque l’arc-en ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur, la contemplation procure à l’homme l’unique faveur qu’il sache mériter : suspendre la marche, saisir l’essence de ce qu’il est  dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres, dans le parfum respiré au creux d’un lis  ou dans le clin d’œil qu’une entente involontaire permet d’échanger avec un chat. Que règne, enfin, l’idée que les hommes, les animaux et les plantes disposent d’un capital commun de vie, de sorte que tout abus commis aux dépens d’une espèce se traduit nécessairement, dans la philosophie indigène, par une diminution de l’espérance de vie des hommes eux-mêmes. Ce sont là autant de témoignages peut-être naïfs, mais combien efficaces d’un humanisme sagement conçu qui ne commence pas par soi-même mais fait à l’homme une place raisonnable dans la nature au lieu qu’il s’en institue le maître et la saccage sans même avoir égard aux besoins et aux intérêts les plus évidents de ceux qui viendront après lui. » (édition Plon 1955)

extrait du livre« L’écologie à l’épreuve du pouvoir » (Michel Sourrouille aux éditions Sang de la Terre) en librairie depuis le 11 juillet 2016