Les individus à la recherche du pouvoir (économique ou politique) sont tellement malfaisants dans leur devenir qu’il faut délimiter leurs capacités de nuire. Montesquieu (1689-1755) énonce que le « doux commerce » amène la paix entre les nations, désormais liées par des intérêts réciproques. Mais il ajoutait que cela ne fait pas des commerçants des parangons de vertu, bien au contraire, prêts à faire trafic de tout, y compris des vertus. Adam Smith est très connu pour l’idée que l’égoïsme en affaires, comme mené par une « main invisible », conduit à l’intérêt général. Mais pour lui cette poursuite de l’intérêt personnel n’est que le moyen d’arriver à coopérer de façon équitable et rationnelle entre deux personnes qui ne se connaissent pas. De plus Adam Smith donne pour limite au règne de l’intérêt particulier l’existence de l’État, garant du bien commun, qui ne doit jamais être soumis au premier. Car il y a une inégalité structurelle entre ceux qui monopolisent le pouvoir (marchands, soldats, hommes d’État) et ceux qui en sont dépossédés.
Au niveau politique, Montesquieu constate que « Les princes qui ont voulu se rendre despotiques ont toujours commencé par réunir en leur personne toutes les magistratures, et plusieurs rois d’Europe toutes les grandes charges de leur État » (in « de l’Esprit des lois »). C’est pourquoi il préconise la séparation des pouvoirs : « La liberté politique n’existe que là où on n’abuse pas du pouvoir ; mais c’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Montesquieu distingue ainsi la fonction d’édiction des règles générales, ou fonction législative ; la fonction d’exécution de ces règles, ou fonction exécutive ; enfin, la fonction de règlement des litiges, ou fonction juridictionnelle. Toutes ces limitations du pouvoir ont montré leur fragilités… même le contre-pouvoir de la presse n’a jamais constitué véritablement un contre-pouvoir.
Dès qu’un groupe humain devient plus important en nombre, la lutte pour le pouvoir ne peut qu’être omniprésente. C’est pourquoi l’analyse de Leopold Kohr nous paraît cruciale : « J’ai essayé de développer une seule théorie à travers laquelle tous les phénomènes sociaux seraient réduits à un dénominateur commun. Le résultat obtenu est une nouvelle philosophie politique unifiée qui suggère qu’il n’y a qu’une seule cause derrière toute forme de misère sociale : la taille excessive. Si le corps social devient malade à la suite de la brutalité ou de la bêtise de masse, c’est parce que des êtres humains, si charmants en tant qu’individus ou pris en petites assemblées, ont été amalgamés dans des entités sociales surdimensionnées telles que les foules, les unions, les cartels, les grandes puissances. Car les problèmes sociaux, pour paraphraser la doctrine démographique de Thomas Malthus, ont malheureusement tendance à grossir à un ratio exponentiel à la croissance de l’organisme dont ils font partie, alors que la possibilité qu’a l’homme d’y faire face ne grandit pour sa part que linéairement. Cela signifie que, si une société croît au-delà de sa taille optimale, ses problèmes finiront par dépasser la croissance des facultés humaines qui sont nécessaires pour le traiter. » (Leopold Kohr, introduction de son livre the Breakdown of nations, 1957 – traduit en français en 2018 sous le titre L’effondrement des puissances)
« Suis-je aussi pessimiste en 1986 au sujet de la perspective d’une organisation en petits États remplaçant l’actuelle cartographie de grands puissances que je l’étais en 1941 quand l’idée de mon livre fut conçue ? Ma réponse reste la même : NON. Il n’y a pas l’ombre d’une preuve que la valeur supérieure de la petite entité sociale soit plus proche d’être comprise qu’elle ne l’a jamais été par le passé. Le véritable conflit n’est pas entre les races, les sexes, les classes, la gauche et la droite, la jeunesse et la richesse, le socialisme et le capitalisme, tous vestiges de confrontations passées. Le véritable conflit est celui entre l’Homme et la Masse, l’Individu et la Société, le Citoyen et l’État, la Grande et la Petite communauté. Les hommes, comme Hésiode l’a écrit au VIIIᵉ siècle av. J.-C, « continueront à détruire les villes des autres hommes ». Regarder autour de moi 2 800 ans plus tard me donne peu de raisons d’espérer qu’il en ira jamais autrement. Mais mon pessimisme n’est pas désespoir. Devrions-nous être dépressifs parce que nous devons mourir ? Ou devrions-nous au contraire utiliser ce constat pour nous réjouir et apprécier la vie ? » (préface de Leopold Kohr à une réédition de 1986)