Des classes sociales à la classe globale

A l’époque de la révolution industrielle, le problème majeur était de produire plus pour redistribuer, le reste importait peu. Karl Marx était dans la même lignée, avec l’objectif de l’abondance pour tous. Le mouvement ouvrier était le mouvement social caractéristique de la société industrielle. Lidée que le capitalisme va dépérir parce qu’il exploite de façon outrancière les ressources de la nature n’existait pas. Le libéralisme et le socialisme n’étaient que les deux variantes d’un même modèle, le productivisme. Mais dans un système de production qui est devenu aujourd’hui un système de destruction, Bruno Latour en appelle à la constitution d’une nouvelle classe dont le rôle historique consisterait à « maintenir les conditions habitabilité de la planète »*. Il s’agit de superposer le monde où l’on vit avec le monde dont on vit. En effet le « matérialisme historique » de Marx n’a plus de fondement réel quand le quart de la population mondiale se permet de consommer plus de 80 % des ressources de la planète. Ce comportement rentre obligatoirement en collision avec la Nature par épuisement des ressources naturelles et réchauffement climatique. Il nous faut alors définir un « matérialisme écologique ». L’économique devrait satisfaire les besoins, mais économique et social dépendent des conditions biophysiques de l’existence de la vie sur Terre. Les fins de mois sont indissociables de la fin du monde vu les difficultés croissantes de la civilisation thermo-industrielle. On peut d’ors et déjà acter que les limites de la planète nous imposeront toujours davantage les « conditions d’habitabilité ». Mais alors, comment rassembler une classe écologique et la transformer en mouvement d’ensemble ?

Dans le schéma marxiste de la lutte des classes, il est nécessaire de nommer un adversaire à combattre ; ce sera les capitalistes. Les travailleurs créent la valeur de ce qui est produit, mais les patrons s’accaparent la plus-value : il y a exploitation, soulèvement et prise « inéluctable » du pouvoir au nom de la classe ouvrière. Encore faut-il que le prolétariat prenne conscience de son exploitation. Pour Karl Marx, il faut passer de la classe en soi, qui existe de fait, le prolétariat qui n’est possesseur que de sa force de travail, à la classe pour soi, dont les membres prennent conscience d’une appartenance commune et d’une action à mener. Cette analyse a permis la création des syndicats, puis des partis communistes et la révolution. Mais aujourd’hui la classe ouvrière n’est plus qu’une fraction des catégories socio-professionnelles et chacun ne voit que ses (dés)avantages catégoriels. Il n’y a plus de cohérence collective et un déclassé votera extrême droite plutôt que parti communiste. Les temps changent, les motifs objectifs de résistance ne résultent plus de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais de la surexploitation de la planète par un système marchand dont une grande partie des travailleurs profite par l’augmentation de son niveau de vie. Alors, où trouver la « classe écologique » que Bruno Latour appelle de ses vœux ?

L’adversaire n’est plus défini par les détenteurs des capitaux mais par ceux qui ont le pouvoir de détruire le cadre de vie d’une bonne partie des générations présentes et futures. On peut nommer de façon symbolique cette catégorie par l’expression « classe globale » ; elle regroupe tous les possesseurs d’une automobile particulière. Les classes moyennes des pays riches sont membres de la classe globale, ainsi que les catégories favorisées des pays émergents. Cette classe est le principal contributeur aux émissions de gaz à effet de serre, elle est responsable du pillage de la planète. Cette classe globale est nombreuse, sachant qu’il y a au moins 1,2 milliard d’automobiles dans le monde. Cette classe est en expansion puisque beaucoup de personnes veulent accéder au standard de vie occidental. Cette classe parait intouchable par sa cohérence idéologique, centrée sur le consumérisme en lien avec le productivisme. Rappelons-nous l’épisode des Gilets jaunes en France qui a fait trembler le gouvernement. Rappelons-nous que tous les politiques ou presque promettent de baisser le prix de l’essence. L’adversaire c’est chacun d’entre nous quand nous prenons le volant. Notez qu’il ne s’agit pas là de la proposition du sociologue Ralf Dahrendorf, la « classe globale » comme élite mondialisée qui serait vouée à dominer la planète au mépris des frontières et des appartenances nationales. La gauche et la droite ne traduisent plus dans leurs idéologies les mouvements de fond en cours. L’écologisme va bien au-delà.

Résumons. Le système de production et la société de consommation détruisent les conditions de leur durabilité. Or l’existence de la classe globale constitue la principale entrave à la nécessaire rupture écologique. Le prolétaire avait un adversaire bien défini, le capitaliste. Dans la configuration actuelle, le travailleur ayant emploi et voiture devient son propre adversaire puisqu’il doit abandonner une partie de son mode de vie. Au sein de la classe globale s’opère alors une scission entre les humains qui croient à un futur dans le prolongement de notre passé croissanciste et les terriens qui s’interrogent : que faire pour garder notre terre vivable et viable ? Si quelques personnes pratiquent déjà la simplicité volontaire, les politiques commencent à intégrer l’idée de sobriété énergétique, les entreprises se veulent dorénavant plus vert que vert, le nombre d’adhérents des associations environnementales est bien plus important que les membres des partis politiques. On commence à comprendre contre qui se battre, et la controverse peut jaillir même à l’intérieur des familles : quel changement apporter à notre propre façon de vivre. La classe écologique l’emportera quand elle sera devenue plus nombreuse que les conservateurs allergiques à l’idée d’urgence écologique.

* LE MONDE du 11 décembre 2021

8 réflexions sur “Des classes sociales à la classe globale”

  1. Esprit critique

    – « C’est un cas typique où une idée juste est annulée par le manque de soin dans le choix des mots – et des affects qui leur sont associés. « Croître », mais c’est un mot magnifique, c’est le terme même de tout ce qui est engendré, c’est le sens de la vie même ! Rien ne me fera associer « décroissance » avec un quelconque progrès dans la qualité de vie. Je comprends ce que veulent dire tous ces gens formidables qui s’emparent du terme, mais je crois que viser la « prospérité » est quand même préférable. » ( Bruno Latour )

    Bruno Latour insiste sur l’importance du choix des mots, il a bien sûr raison.
    Le mot «décroissance» porte en effet une charge négative, comme d’autres mots en Dé.
    Doit-on alors bannir tous les mots en Dé ?

    1. Bruno Latour sait très bien que «décroissance» est employé consciemment pour percuter, secouer, voire détruire, ou déconstruire. Penser à Derrida ou au marteau de Nietzsche.
      On parle là d’un «mot obus» (l’idée est de Paul Aries). Bruno Latour comprend bien sûr l’idée de «décroissance», il ne lui est pas opposé, il pense juste que le mot «prospérité» lui est préférable. Qu’il aurait un meilleur résultat. Qui peut dire s’il a raison ou pas ?
      Si les gens ont les oreilles sensibles, s’ils ne veulent entendre que des mots doux, s’ils ne sont pas capables de comprendre certaines idées, pourtant simples… alors avec quel mots faut-il leur expliquer ? Je pense que le problème c’est encore et toujours cette grande confusion, combinée à une certaine fatigue, assaisonnée d’une certaine fainéantise… le tout savamment entretenu par le Système.

      1. L’ancêtre des réseaux sociaux, c’est le bistrot. A l’époque on se disait les choses en face et il y avait toujours Dédé, l’idiot du village.
        Le problème, désormais, c’est que ce Dédé est entré en contact avec tous les Dédé des autres villages.
        (Fabrice Elboué)

      2. Dédé, Mimi, Riri, Fifi et Loulou

        Tiens, vous avez sorti l’vitriol ?!
        Pourquoi vous dit’ça ? L’a pourtant l’air honnête.
        Faut r’connaître, c’est du brutal.
        Vous avez raison… il est curieux, non ?
        J’y trouve un goût d’pomme.
        Y’en a !
        Vous avez beau dire, y’a pas seul’ment que d’la pom … y’a aut’ chose !
        Ça s’rait pas des fois d’la bet’rave … hein ?
        Si. Y’en a aussi !

  2. Karl Marx ne se désintéressait pas de la question écologiste. Il pointait déjà le ravage qu’aux sols causait le capitalisme.

    Une classes sociales regroupe des gens en fonction de leur situation d’oppression dans a société, et non pas en fonction de leurs idées. Donc le fait qu’une partie des travailleurs votent à l’extrême droite ne rend pas obsolète la notion de classe des travailleurs et de classe des capitalistes.

  3. Dans nos sociétés occidentales, quelle que soit la classe sociale, tout le monde est conscient
    qu’il participe (de gré ou de force) au saccage de la planète. Les petit-bourgeois comme les gros savent très bien que leur bagnole (même verte), que leur yacht, que leurs petits ou longs week-ends à Rome etc. etc. que tout ça c’est pas bon pour la planète. Même les plus mal lotis de la planète ont conscience des conséquences désastreuses de leur propre mode de vie. Par exemples, les pauvres qui pratiquent les brûlis ou qui braconnent etc. juste pour survivre, savent ce qu’ils font.
    Tout le monde sait. La fameuse prise de conscience est faite, de ce côté là c’est bon.
    Nous devons donc passer à autre chose. Seulement je ne vois pas en quoi ce concept de «classe globale» ou de «classe écologique» pourrait nous avancer. De plus je pense qu’il faut éviter de nous embrouiller encore plus.

    1. En quoi sommes-nous plus avancés après avoir dit « L’adversaire c’est chacun d’entre nous quand nous prenons le volant » ? Ou après avoir dézingué les Gilets Jaunes, les zantis et Jean Passe.
      Les gens n’ont aucune difficulté à admettre qu’en faisant ceci ou cela ils participent au saccage de la planète, d’ailleurs comment pourraient-ils le nier ? Les faux-culs diront alors qu’ils compensent. Par contre pour admettre qu’on est un petit-bourgeois, là c’est autre chose. N’est-ce pas plutôt de ce côté là qu’il faut gratter ?
      Si aujourd’hui il n’y a plus de cohérence collective et un déclassé votera extrême droite plutôt que parti communiste (sic) c’est bien la preuve que les gens sont déboussolés. Quand un sondage révèle que les 2/3 des français pensent faire partie de la classe moyenne, c’est qu’il y a un problème. Et pas du côté du sondage.

      1. La notion de classe sociale ne doit pas être diluée dans des concepts flous.
        Qui sont ceux qui ont intérêt à ce que les gens soient dans le brouillard, perdus, apeurés… le plus dociles, corvéables et cons possible ? A qui profite le Crime ?
        Pour moi la première des choses est de savoir où on habite. Autrement dit de savoir se situer sur l’échelle sociale. Dans son propre pays mais aussi au niveau mondial. Ce qui permet déjà de regarder aussi bien vers le bas que vers le haut. Et puis il est bien sûr indispensable de savoir aussi de quoi (et/ou de qui) dépend son train ou son mode de vie, ses besoins et autres «besoins», comme ses propres choix et décisions. Autrement dit de connaître les limites de sa liberté. Et enfin le «connais-toi toi-même».

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