en hommage à Alexandre Grothendieck, un des pères de l’écologisme français :
Jean-François Pressicaud : « A l’occasion d’un voyage à Paris à l’automne 1971, j’ai rendu visite à Grothendieck chez lui. Son abord simple et direct, son tempérament ascétique (des vêtements simples, des sandales en toutes saisons, une natte pour dormir, un régime végétarien strict, etc.) cadraient bien avec sa personnalité refusant tout compromis. Nouvellement nommé pour deux ans professeur au Collège de France pour ses travaux mathématiques, Grothendieck avait souhaité aborder son cours, outre un exposé technique sur la théorie de Dieudonné, la question de la survie : Science et technologie dans la crise évolutionniste actuelle : allons-nous continuer la recherche scientifique ? On lui laissa la possibilité de traiter cet aspect sous sa propre responsabilité, off the records en quelque sorte. Au printemps 1972, il fut invité par deux lycées limougeauds. L’administration d’un des établissements scolaires, le préfet et quelques personnalités l’avaient convié à un repas. Grothendieck débuta le repas en vantant les qualités du pain biologique qu’il avait apporté et, en végétarien conséquent, refusa de faire honneur au copieux repas corrézien qui nous fut servi ! En salle de réunion, Grothendieck refusa de s’installer sur l’estrade où se tenaient les notabilités et élargit son propos sur l’agriculture biologique aux déséquilibres écologiques globaux et à la responsabilité des structures économiques et étatiques. Arrêté par les notables de la tribune arguant qu’ils étaient venus pour entendre parler de pollution et pas de politique, Grothendieck eut beau jeu de rétorquer qu’on ne peut sérieusement parler d’écologie sans mettre en cause les structures dominantes de la société. Après quelques échanges vifs, les notables quittèrent le terrain…
Dans les derniers numéros de Survivre et Vivre, l’exaltation du désir comme énergie vitale conduisit à récuser l’écologie qui est recherche de l’autolimitation alors que le désir est sans limite. »
Jean-Paul Malrieu : « Les situationnistes avaient fait de la « survie » l’antithèse de la vie « pleine ». La survie était devenue un concept infamant. Il devenait impossible de garder seulement « survivre » pour titre, d’où l’adjonction « et vivre » au label de l’association pendant l’été 1971. Mais les dissonances ne s’effaçaient pas pour autant. Un soir de comité de rédaction, Grothendieck et Pierre Samuel vinrent avec un texte de mise au point. Il s’agissait d’une tentative d’identification des valeurs qui sous-tendaient notre action. Au mot de « valeur » le courant libertaire, désormais majoritaire, s’est récrié : concept vichyssois. Grothendieck a repris son texte, il est parti avant la fin de la réunion, on ne l’a plus revu. Je repense toujours avec honte à cette exécution idéologique sommaire. La question évacuée, celle des valeurs, que toute représentation du monde est forcée d’assumer était pertinente. L’invocation du désir et de la libération de l’individu, qui était l’alpha et l’oméga du courant situationniste, ne pouvait servir de boussole. Au nom de la liberté des sujets, de leur délivrance des entraves que pose le collectif, la guerre, certes sous des formes non sanglantes, fonctionnait désormais comme paradigme suprême. »
Michel Sourrouille : « En mars 1972, j’ai assisté à la fac de sciences à une conférence de Grothendieck. Il était complètement chauve, avec un accent étrange, mais sa parole était véridique : « Je ne suis pas venu pour faire un cours. Que ceux qui sont au fond veuillent bien descendre pour prendre part à la discussion ? » Je trouvais avec délice encore plus radical que moi. Grothendieck : « La plupart des scientifiques disent faire de la recherche pure parce que ça leur fait plaisir, les autres parce que c’est bon pour l’humanité. En réalité, c’est pour le salaire ! La fonction de l’enseignement n’est pas fonction de nos besoins mais consiste en une série d’obstacles inutiles qui ne servent à rien. Il est difficile de parler de nous en public, or c’est de cela qu’il faut ici parler, et non de concepts théoriques, que ce soit le binôme de Newton ou la lutte des classes. » Grothendieck nous parle aussi de la plénitude de la vie contre la spécialisation abusive : « Une mutilation, une monstruosité que de faire des math à longueur de journées. » Trois heures après, la réunion continuait… La méthode Grothendieck consistait à parler de lui en introduction, puis le reste du temps il répondait directement aux questions avec un bon sens, une vision du monde extraordinaire. Mais le soir au lycée Montaigne de Bordeaux, les questions des lycéens ont montré à quel point « l’amour des études » bloquait toute discussion. »
Daniel Caniou : « Comme j’habitais pas très loin de Grothendieck, j’ai pu assister à quelques réunions de Survivre. J’ai été particulièrement frappé par son empathie, sa curiosité, sons sens de l’écoute… et son sourire. Nous pouvions échanger sur l’aspect politique de telle ou telle science tout en partageant la recette d’un plat végétarien amené par l’un ou l’autre d’entre nous. Les liens se tissaient et cela nous amenait à définir notre place dans ce que nous percevions comme un indispensable décrochage par rapport à l’évolution techno-industrielle de la société. »
Jérôme Manuceau : « J’ai vu Grothendieck pour la dernière fois lors d’une virée à Montpellier avec ma compagne. Je lui ai rendu visite dans sa bicoque au milieu des champs : « Je te présente ma compagne. » Grothendieck m’a répondu : « Pourquoi, elle n’a pas un prénom ? » »
Source principale : Survivre et vivre (critique de la science, naissance de l’écologie), collectif coordonné par Céline Pessis
éditions Frankenstein 2014, 482 pages, 25 euros