Aux États-Unis, les générations actuelles sont-elles équipées pour répondre au défi que représente le réchauffement climatique ? Non, notre empreinte écologique ne cesse d’augmenter. À titre d’exemple, la maison américaine typique est aujourd’hui 40 % plus grande qu’il y a vingt-cinq ans, alors même que la taille de chaque foyer s’est réduite. Dans le même temps, les mammouths du genre 4×4 représentent 50 % des voitures particulières. Autrement dit, nous sommes trop nombreux à conserver un mode de vie surdimensionné. Mais la bonne nouvelle nous vient du passé.
Dans les années 1940, les Américains combattaient simultanément le fascisme à l’étranger et le gaspillage chez eux : ils laissaient la voiture au garage pour se rendre au travail à vélo, retournaient leur pelouse pour planter des choux, recyclaient les tubes de dentifrice et l’huile de cuisson, et s’efforçaient consciencieusement de réduire leur consommation et d’éviter le gaspillage inutile. Le symbole le plus célèbre de ce nouvel état d’esprit était les « jardins de la victoire », des jardins potagers communautaires. Près de 20 millions de « jardiniers de la victoire » assuraient 30 % à 40 % de la production nationale de légumes. Certains des horticulteurs les plus enthousiastes étaient les enfants des centres-villes, reconvertis en paysans urbains fiers de leur capacité d’autosubsistance. À Chicago, 400 000 écoliers s’engagèrent dans la campagne « Clean Up for Victory », destinée à récupérer de la ferraille pour l’industrie et à nettoyer des parcelles pour les transformer en jardins.
La guerre eut aussi pour effet d’affaiblir considérablement le règne de l’automobile. L’essence était rationnée. Quand le réseau des transports collectifs parvint à saturation, il devint urgent d’inciter les travailleurs au covoiturage. Si les grands centres de production militaires surpeuplés comme Detroit, San Diego et Washington, n’atteignirent jamais l’objectif de 3,5 personnes par voiture, ils réussirent toutefois à doubler le taux d’occupation des véhicules grâce à la mise en place d’impressionnants réseaux de ramassage. Le co-voiturage fut aussi encouragé par des amendes salées pour les amateurs de balades automobiles en solitaire et des slogans agressifs : « Quand vous conduisez SEUL, vous conduisez avec Hitler ! » Même l’autostop devint une forme tout à fait officielle de co-voiturage.
À défaut d’automobile, les voyages d’agrément motorisés étant prohibés, les familles partaient en balade ou en vacances à vélo. On assista au retour triomphal de la bicyclette, en partie grâce à l’exemple de la Grande-Bretagne, où plus d’un quart de la population se rendait alors au travail en vélo. Moins de deux mois après Pearl Harbor, une nouvelle arme secrète, le « vélo de la victoire » – un engin en ferraille équipé de pneus en caoutchouc de récupération – faisait son apparition à la une des journaux et dans les actualités cinématographiques. Les fonctionnaires du ministère de la Santé ne cachaient pas leur satisfaction : horticulture et cyclisme favorisaient tous deux la bonne santé de la population.
Pendant la guerre, on retrouva une bonne partie de l’idéalisme des débuts du New Deal. Exemple particulièrement intéressant : le mouvement en faveur d’une « consommation rationnelle », qui encourageait les citoyens à « n’acheter que le nécessaire » et mit en place des centres d’information pour les consommateurs prodiguant des recommandations en matière de nutrition, de conservation des aliments et de réparation des appareils ménagers. L’OCD (Bureau de la Défense civile) remettait en question les valeurs les plus sacrées de la consommation de masse – turnover effréné des styles, tyrannie de la mode et de la publicité, obsolescence structurelle des produits, etc. Un « féminisme de guerre » commença à bouleverser la mode. On mit l’accent sur la préservation et la durabilité. En tant que contribution à l’effort de guerre, les starlettes coupaient le bas de leur chemise de nuit ou arboraient des pyjamas passablement raccourcis. En mai 1942, les ciseaux de l’austérité vestimentaire s’en prirent aussi à la mode masculine et supprimèrent les revers de pantalon de laine. L’impératif de préservation entrait également en contradiction avec la culture du luxe ; les grands ploutocrates américains étaient obligés de se montrer nettement plus discrets dans leurs dépenses. Certains millionnaires déménagèrent dans des appartements de taille plus modeste, acceptant de céder (provisoirement) leur gentilhommière aux programmes de logements sociaux.
Cette mobilisation totale fut rebaptisée la « guerre du peuple ». Un chroniqueur au New York Times observa qu’après une première phase de désarroi et de confusion, les banlieusards commencèrent à enfourcher leurs vélos, raccommoder leurs vêtements, cultiver leur jardin, et consacrer plus de temps à coopérer avec leurs voisins. Mais avec la Guerre froide et la normalisation culturelle des banlieues américaines, il ne subsista plus grand-chose des valeurs et des programmes innovateurs de la « Guerre du peuple ». Pourtant, quelques générations plus tard, cette brève période qui vit se côtoyer jardiniers de la victoire et allègres auto-stoppeurs demeure une source d’inspiration et un vivier de compétences pour la survie de la planète.
Article résumé de Mike Davis, source : Mouvements