Écologie, le ministère de l’impossible

Robert Poujade (1928-2020), le premier titulaire du portefeuille de l’environnement en 1971, avait qualifié son poste de « ministère de l’impossible » ; la formule reste d’actualité. Michel Sourrouille avait publié un livre en octobre 2018, « Nicolas Hulot, la brûlure du pouvoir ». Dès la nomination de Nicolas comme ministre de l’écologie, il avait prévu qu’il démissionnerait, un écologiste sincère, même très motivé, ne peut pas grand-chose au gouvernement. Mais ce n’est pas seulement la faute des politiciens en place et d’un système économique croissanciste. Comme l’exprimait Nicolas Hulot, « il n’y aura pas de sortie de la myopie démocratique si les citoyens ne sont pas eux-mêmes les défenseurs d’une conscience élargie du monde dans le temps et dans l’espace. » Un ministre de l’écologie a besoin de l’engagement de chacun d’entre nous, sinon il ne peut pas faire grand chose. Nous sommes tous co-responsables face à l’urgence écologique.

Lire, Nicolas Hulot vivait au ministère de l’impossible

Léo Cohen

Après huit cents jours passés à l’hôtel de Roquelaure à Paris, auprès de Barbara Pompili lorsqu’elle était secrétaire d’Etat à la biodiversité (2016-2017), puis du ministre de l’écologie François de Rugy (2018-2019), j’ai quitté mes fonctions ministérielles épuisé, découragé. J’ai vu de près les blocages s’additionner, jusqu’à former un mur infranchissable, notre manière de gouverner est antinomique de l’action environnementale. Les lobbys privés ralentissent ou empêchent l’action, des projets désastreux pour l’environnement, comme la Montagne d’or, une immense mine au cœur de la forêt tropicale guyanaise, deviennent rentables grâce aux subventions publiques. Les hauts fonctionnaires sont pour la plupart « totalement hermétique » au défi climatique. Le ministre de l’écologie est confronté à la fois à une grande « solitude » et à un « parcours du combattant » .

« 800 jours au ministère de l’impossible. L’écologie à l’épreuve du pouvoir », de Léo Cohen, Les Petits Matins, 144 pages, 15 euros.

Justine Reix

J’ai mené l’enquête pendant deux ans, des couloirs de l’Assemblée nationale aux bureaux feutrés, à la rencontre de ministres, de députés, d’ONG, de chercheurs ou de lobbyistes. Le ministère n’a cessé de voir son budget et ses effectifs fondre, année après année − même si son administration compte 52 000 agents. Il est encore trop petit et trop faible pour une cause bien trop grande, l’espérance de vie du mandat est une des plus courtes au sein du gouvernement. Le fait de placer le ministère de l’écologie comme numéro deux ou trois relève seulement de la poudre aux yeux. Roquelaure est le siège d’un ministère transversal confronté à ses ennemis, l’économie, mais aussi l’agriculture, l’éducation ou les armées. Il y a concurrence temporelle entre l’écologie – dont les bénéfices se mesurent à long terme – et un système politique centré sur le court terme, dont la priorité est de faire baisser la dette et le taux de chômage pour voir ses dirigeants réélus. Nicole Bricq a été écartée du ministère de l’écologie, un mois après son arrivée, pour avoir annoncé la suspension des permis d’exploration d’hydrocarbures, une décision pénalisant l’entreprise pétrolière Shell, qui prospectait au large de la Guyane. La ministre Ségolène Royal a institutionnalisé la formule de l’« écologie punitive », qui a contribué à décrédibiliser les politiques environnementales…

« La Poudre aux yeux. Enquête sur le ministère de l’écologie », de Justine Reix, JC Lattès, 240 pages, 19 euros.

Michel Sourrouille : Être ministre de l’écologie, c’est difficile, souvent insupportable. D’une certaine manière, on sort toujours abîmé de l’antagonisme qui existe entre nos idéaux et la dure réalité de la politique. En tant que ministre, tu dois à la fois protéger les loups et protéger les éleveurs. Il n’y a plus de choix parfait, il faut mécontenter tout le monde en choisissant entre deux mauvaises solutions. Le problème global, c’est qu’on devrait aller à contre-sens de la marche actuelle de la société thermo-industrielle. Le problème personnel d’un ministre de l’écologie, c’est qu’il doit éviter d’être contaminé par les habitudes de pensée des autres membres du gouvernement qui pensent majoritairement business as usual et croissance à n’importe quel prix. En 1995, Nicolas pouvait écrire : « Je passais en revue le spectacle politique, médiatique, judiciaire qui souvent nous égare. Ces règles qu’on nous impose, ces opinions que l’on nous dicte, ces notions de réussite dont on nous gave, ces pouvoirs dispersés, chacun rêve d’en abuser. Je me méfie comme de la peste de ces influences sournoises qui diffusent et s’immiscent sans éveiller la conscience. Religieuses, éducatives, idéologiques, elles façonnent le creuset de nos pensées en évitant trop souvent le chemin de la réflexion. Je me méfie des grands courants impétueux comme de la peste. Il faut savoir se rebeller contre toutes ces dépendances et conserver son libre arbitre : être rebelle pour choisir ensuite. » Mais difficile de nager de façon autonome contre le courant dominant. Le troisième problème est temporel. Un ministre de l’écologie ne peut pas tout faire en même temps, il doit donc décider d’un calendrier programmatique, ce qui laissera de côté bien des domaines d’action. De plus il devra gérer en priorité les événements de court terme, ce qui l’empêchera de prendre le temps de préparer le long terme pour les générations futures.

Les prédécesseurs de Nicolas Hulot forment un florilège de ministres en difficulté, si ce n’est en perdition. Le premier de nos ministres, délégué à la Protection de la nature et de l’Environnement (Robert Poujade), est nommé en janvier 1971. Dans son livre-témoignage, Le ministère de l’impossible (Calmann-Lévy, 1975), il s’appuyait sur sa propre expérience pour montrer l’impossibilité d’une politique écologique au sein d’un gouvernement obnubilé par le PIB. « C’est intéressant, votre ministère. Il ne devrait rien coûter à l’Etat », entend-il dès son arrivée. « Vous n’aurez pas beaucoup de moyens. Vous aurez peu d’action très directe sur les choses. » prévient le président de la République Pompidou. Ses bureaux, composés à la hâte avec des paravents, ne sont pas fonctionnels : « Avec 300 fonctionnaires et un budget minuscule, il me fallait infléchir – essayer d’infléchir ! – la politique d’une douzaine de ministères, disposant d’administrations puissantes, et de très grands moyens. » Les autoroutes se multiplient, le ministère de l’Environnement a le droit d’émettre un avis sur le tracé, en aucun cas de s’interroger sur le bien-fondé de la bétonnisation. Alors que Pompidou martèle qu’ « il faut adapter la ville à l’automobile », on détruit des anciens quartiers pour dérouler des voies express ; on ferme aussi des voies de chemin de fer, on développe l’agriculture intensive à grands déversements d’engrais et de pesticides. Robert Poujade est réduit à l’impuissance :

« J’ai souvent ressenti avec amertume la force des intérêts privés et la faiblesse de l’État. J’ai eu trop souvent le sentiment de lutter presque seul contre des entreprises que tout aurait dû condamner… On accepte de subventionner n’importe quelle activité sous la pression des intérêts privés, mais beaucoup plus difficilement de prélever une part très modeste de profits, faits au détriment de la collectivité, pour lui permettre de réparer des dommages… La civilisation industrielle a préféré le rendement immédiat à la protection des ressources naturelles. »

Ministre de l’environnement entre 1995 et 1997, Corinne Lepage tire de son expérience le livre On ne peut rien faire, Madame le ministre (Albin Michel, 1998) :

« Il est un abîme entre la manière dont l’immense majorité des politiques croient pouvoir traiter les questions écologiques et ce qui serait, en réalité, impératif pour répliquer de manière efficace aux périls Le principe d’intégration qui veut que l’environnement soit intégré en amont de tous les choix publics est piétiné… Les ministères de l’agriculture, de l’industrie, des transports, de la santé, gèrent désormais seuls ou presque les pesticides et les nitrates, les choix énergétiques, le bruit des avions et les pollutions de la mer… Le ministère de l’agriculture sera celui des agriculteurs, le ministère des transports celui des transporteurs : cette organisation verticale est en contradiction totale avec les impératifs de la gestion des systèmes complexes qui appellent à l’horizontalité. »

Serge Lepeltier, ministre de l’écologie et du développement durable en 2004-2005, ose dans son allocution de départ :

« J’ai réalisé que les enjeux environnementaux sont plus considérables qu’on ne le dit. Mon ministère est un ministère qui dérange, l’empêcheur de tourner en rond. Alors ceux que l’on dérange, les représentants d’intérêts particuliers, ne souhaitent qu’une chose, c’est qu’il n’existe pas. C’est ma crainte. On ne le supprimera pas, c’est impossible politiquement. Mais, sans le dire, on risque de n’en faire qu’une vitrine. »

Chantal Jouanno, secrétaire d’Etat chargée de l’écologie (2009-2010) a pu écrire :

« On m’a fait venir au gouvernement en me disant « on veut une écolo moderne ». En fait, ils voulaient l’image, mais pas le son. Et moi, j’ai produit du son ! J’étais en désaccord avec le premier ministre François Fillon sur la construction du circuit de formule 1 dans les Yvelines, ou la taxe carbone, je l’ai dit. On me l’a reproché. « Maintenant que tu es ministre, tu n’es plus une militante, mais une politique » m’a dit François Fillon. Sous-entendu : tu dois savoir taire tes convictions. C’est castrateur d’être au gouvernement. On a le choix entre se taire, pour espérer faire avancer ses dossiers, ou dire ce qu’on pense et abandonner l’idée de peser dans l’action gouvernementale. »

Nicole Bricq, ministre (socialiste) de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, n’a duré qu’un mois (16 mai 2012 au 18 juin 2012). Elle a été licenciée par le premier ministre (socialiste) Jean-Marc Ayrault pour avoir voulu suspendre des forages pétroliers au large de la Guyane. Sa remplaçante entre juin 2012 et juillet 2013, la socialiste Delphine Batho, a été licenciée par Jean-Marc Ayrault… parce qu’elle contestait la faiblesse du budget qui avait été attribué à l’écologie ! Un ministre de l’écologie, ça ferme sa gueule ou il est mis à la porte.

Nicolas Hulot savait tout cela, et il a été confronté aux mêmes difficultés. Rappelons son état d’esprit :

« Je peux passer dans la même phrase de l’abattement à l’espoir. Trois fois par jour, j’ai envie de tout abandonner. Et puis je me dis qu’il ne faut pas. A un moment, le bon sens finira par s’imposer. Je suis surnommé le « commandant couche-tôt » par mes amis – je ne bois pas, je ne fume pas, je m’endors avec les poules et je me réveille avec les mouettes. J’ai pourtant du mal à dormir car chaque nuit, je fais le procès de la veille. On peut toujours aller plus loin, faire mieux. J’ai un côté Primo Levi, celui de l’homme qui se demande « pourquoi suis-je vivant, à quoi puis-je être utile ? » Je suis « habité » par mes convictions. »

Or il est impossible de défendre véritablement la cause écologique dans une France où nos ressortissants sont arc-boutés sur leur privilèges et leur niveau de vie, dans une Europe ressassant les slogans usés de la concurrence libérale et de la compétitivité, dans une cacophonie mondiale où les nations du monde entier sont allergiques à la pensée du bien commun. Nicolas, moi-même et bien d’autres militants, nous essayons de forger un discours commun, un langage de référence qui puisse se généraliser à l’ensemble de nos concitoyens. Nous sommes un peuple en formation, taraudé par le même désir, l’équilibre entre l’espèce humaine et notre terre d’appartenance. Pour changer la société, nous devons être des millions, pas une poignée de radicaux. Un ministre écolo sans le soutien du peuple ne peut pas faire grand-chose, un peuple sans ministre écolo se retrouve orphelin. L écologie au gouvernement, c’est impossible, mais pour reprendre les mots de Nelson Mandela, « Cela semblait impossible jusqu’à ce que ce soit fait ».

« Nicolas Hulot, la brûlure du pouvoir » de Michel Sourrouille, octobre 2018