Le progrès technique est-il une fuite en avant ? Sujet-type de philosophie, mais réponse trop évidente à l’heure de Fukushima ! La technosphère pourra-t-elle vivre en symbiose avec la biosphère ? Oui… mais seulement si nous n’utilisons que des techniques douces ! Voici ci-dessous quelques références historiques sur la question technologique :
1956 : Quand l’homme du Vieux Monde inventait quelques procédés techniques astucieux, comme la poudre ou la vapeur, c’est à des fins futiles qu’il l’utilisait tout d’abord. Jusqu’au deuxième millénaire après Jésus-Christ, il n’y eut qu’une poignée de progrès technique. Le moulage des grands lions de fers de Chine ou les sculptures en bronze des grecs, qui sont peut-être les plus grandes prouesses techniques de la vieille culture du Vieux Monde, sont des œuvres d’art, ne répondant à aucune nécessité pratique. Bref, l’acceptation de limites techniques fut aussi un trait durable de la culture du Vieux Monde. La culture du nouveau Monde, en raison de son efficacité méthodique et de son universalité mécanique, menace manifestement de destruction ce qui reste de la culture du Vieux Monde. (Lewis Mumford)
1960 : Aujourd’hui chaque homme ne peut avoir de place pour vivre que s’il est un technicien. On pourrait même dire que tous les hommes de notre temps sont tellement passionnés par la technique, tellement assurés de sa supériorité, qu’ils sont tous orientés vers le progrès technique, qu’ils y travaillent tous, si bien que la technique progresse continuellement par suite de cet effort commun. En réalité la technique s’engendre elle-même ; lorsqu’une forme technique nouvelle apparaît, elle en conditionne plusieurs autres, la technique est devenue autonome. Il faut toujours l’homme, mais n’importe qui fera l’affaire pourvu qu’il soit dressé à ce jeu !
La technique sert aussi à faire obéir la nature. Nous nous acheminons rapidement vers le moment où nous n’aurons plus de milieu naturel. La technique détruit, élimine ou subordonne le monde naturel et ne lui permet ni de se reconstituer, ni d’entrer en symbiose avec elle. L’accumulation des moyens techniques crée un monde artificiel qui obéit à des ordonnancements différents. Mais les techniques épuisant au fur et à mesure de leur développement les richesses naturelles, il est indispensable de combler ce vide par un progrès technique plus rapide : seules des inventions toujours plus nombreuses pourront compenser les disparitions irrémédiables de matières premières (bois, charbon, pétrole… et même eau). Le nouveau progrès va accroître les problèmes techniques, et exiger d’autres progrès encore. Mais l’histoire montre que toute application technique présente des effets imprévisibles et seconds beaucoup plus désastreux que la situation antérieure. Ainsi les nouvelles techniques d’exploitation du sol supposent un contrôle de l’Etat de plus en plus puissant, avec la police, l’idéologie, la propagande qui en sont la rançon. (Jacques Ellul )
1979 : Le progrès technique n’a aucun sens, en lui-même ; il n’a de sens que par rapport à la société qui le réalise. Nos pans de béton indestructibles, nos satellites-espions et nos voitures de course paraîtront certainement sans le moindre intérêt pratique pour les générations futures qui vivront autrement que nous. (François Partant )
1979: Le progrès technique et la recherche de l’abondance entraîne la détérioration du milieu naturel au risque de notre perte. Le châtiment des techniques de maximisation agraire commence déjà à se manifester par la contamination chimique des eaux avec tous les effets néfastes que cela entraîne pour l’interdépendance des différents organismes. De plus il existe une barrière plus fondamentale, l’élaboration d’engrais synthétiques est une forme d’utilisation de l’énergie, ce qui pose non seulement le problème de l’obtention de ressources, mais aussi l’irréalisme d’utiliser l’énergie à l’intérieur du système fermé de la planète : la combustion des matières fossiles entraîne en effet l’augmentation de l‘effet de serre et le réchauffement global. C’est là une limite implacable aux rêves extravagants d’une humanité plusieurs fois démultipliée qui vivrait dans l’exubérance technologique. La thermodynamique est intraitable, la loi infrangible de l’entropie veut que lors de chaque production de travail, l’énergie se dégrade en chaleur et que la chaleur se disperse. (Hans Jonas )
1995 : Dans toutes les nations industrielles, l’effet des technologies sur l’emploi a été dramatique. L’usage du cheval dans la production agricole fut d’abord restreint avant d’être supplanté par le tracteur. De même le rôle des humains comme pièce maîtresse de la production est vouée à se restreindre. La théorie suppose que le progrès technique supprime des emplois à brève échéance, mais les multiplie à long terme. La vérité est que cette théorie est fausse, ce sont les guerres, le colonialisme et les dépenses publiques qui en ont créé de nouveaux. (Kirkpatrick Sale)
2002 : Pour conjurer la catastrophe, la société thermo-industrielle va brûler ses dernières réserves d’énergie fossile dans un effort désespéré pour survivre, se rapprochant ainsi un peu plus du point de non-retour. La croissance économique n’est autre que le développement de méthodes d’exploitation de l’environnement naturel toujours plus intensives Les terres cultivées seront alors surexploitées afin d’augmenter la plus-value énergétique, ce qui favorisera la dégradation des sols et fait baisser les rendements. L’Etat augmentera les impôts pour équilibre des comptes de plus en plus déficitaires, une partie de l’énergie résiduelle ne servira qu’à alimenter le style de vie des élites au pouvoir et autres couches sociales non productives. Le progrès technique s’apparentera à un tâtonnement motivé par le désespoir. Une population plus nombreuse recevra moins d’énergie qu’auparavant, tout en travaillant plus et plus longtemps. Confrontés à des troubles sociaux de plus en plus sévères, les gouvernants devront dépenser ce qu’il reste d’énergie pour maintenir un semblant de loi et d’ordre au détriment de l’approvisionnement de la population. La première phrase du chapitre suivant est d’ailleurs explicite : « Sans les combustibles fossiles, la civilisation industrielle moderne cesserait immédiatement d’exister ». (Jérémy RIFKIN)
2008 : Alors que le progrès technique restreint continuellement notre sphère de liberté, chaque nouvelle avancée technique considérée isolément semble désirable. L’électricité, la plomberie intérieure, les communications rapides à longue distance … Il aurait été absurde de résister à l’introduction du téléphone, par exemple ; il offre beaucoup d’avantages et aucun inconvénient. Pourtant toutes ces avancées techniques prises ensemble ont créé un monde dans lequel le destin de l’homme moyen n’est plus entre ses propres mains ou entre les mains de ses voisins et amis, mais dans celles de politiciens, de cadres de société ou des techniciens et bureaucrates distants et anonymes que, en tant qu’individu, il n’a aucun pouvoir d’influencer. Le même processus continuera dans l’avenir. Prenez le génie génétique, par exemple. Peu de gens résisteront à l’introduction d’une technique génétique qui éliminerait une maladie héréditaire. Elle ne fait aucun mal apparent et empêche beaucoup de souffrance. Pourtant un grand nombre d’améliorations génétiques prises ensemble feront de l’être humain un produit manufacturé plutôt qu’une création libre du hasard (ou de Dieu, ou de ce que vous voulez, selon vos croyances religieuses).
Une autre raison pour laquelle la technologie est une force sociale si puissante est que, dans le contexte d’une société donnée, le progrès technique avance dans une seule direction; il ne peut jamais être inversé complètement. Une fois qu’une innovation technique a été introduite, les gens en deviennent d’habitude dépendants, à moins qu’elle ne soit remplacée par une autre innovation encore plus avancée. Non seulement les gens deviennent dépendants en tant qu’individus d’un nouvel élément de technologie, mais même le système dans son ensemble en devient dépendant. (Imaginez ce qui arriverait aujourd’hui à la société si les ordinateurs, par exemple, étaient éliminés). Ainsi le système ne peut évoluer que dans une direction, vers plus de technicisme. De façon répétée et constante, la technologie force la liberté à faire un pas en arrière. Il serait pourtant désespéré pour les révolutionnaires d’essayer d’attaquer le système sans utiliser un peu de technologie moderne. Au minimum ils doivent utiliser les médias de communications pour répandre leur message. Mais ils devraient utiliser la technologie moderne dans UN SEUL but : attaquer le système technique. (Théodore Kaczynski)
2008 : Une croissance économique, par nature exponentielle, ne peut que rencontrer des limites structurelles. Les tenants du progrès technique ont tout fait pour qu’on ignore ce message fondamental. Ses auteurs furent traités de « catastrophistes », qualificatif souvent employé encore aujourd’hui par ceux qui ne veulent pas voir la vérité en face. Pourtant les modélisations du Club de Rome trouvent un écho contemporain dans les travaux de Nicholas Stern qui annonce l’éventualité d’une crise mondiale à l’horizon 2050 liée au réchauffement climatique. (Frédéric Durand)
2009 : La ligne de fracture ne passe pas entre les partisans et les opposants à la technique, mais entre ceux qui font du progrès technique un dogme non questionnable, et ceux qui y détectent un instrument de pouvoir et de domination. Dès les années 1930, Marc Bloch a montré que les moulins à bras ne furent pas remplacés par les moulins à eau et à vent parce que ces derniers étaient simplement plus efficaces, mais parce qu’ils étaient des outils de pouvoir : les seigneurs féodaux privilégièrent la technique centralisée des moulins banaux à celle, domestique et donc plus difficile à contrôler, des anciens moulins à bras. Plus près de nous, David Noble a montré comment l’adoption des techniques de commande numérique dans l’industrie américaine n’était pas le choix de la technique économiquement la plus efficace, mais celle qui permettait le meilleur contrôle social en affaiblissant le poids des syndicats. (François Jarrige)
2009 : Quand nous n’avons pas envie de nous attaquer à un problème, un des arguments est de penser que la technique va nous sauver, ou plus exactement que la technique qui viendra demain, mais n’est pas encore disponible aujourd’hui, va faire le travail en un battement de cils pendant que nous regardons la télé. Dire que la science et la technique vont nous sauver, c’est prononcer un énoncé qu’il est justement impossible de soumettre à la critique scientifique. Nous continuons à faire dépendre notre action d’hypothétiques progrès techniques futurs, alors que le problème est juste l’envie de s’y mettre. Certes la science et la technique ont permis des progrès « miraculeux », mais ce sont bien ces progrès qui conduisent à la destruction accélérée des ressources naturelles. Les bateaux de pêche moderne sont de véritables machines de guerre. (Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean)
… et pour en finir, deux citations de 2011 :
Martin Weitzman : Quand une probabilité faible, voire très faible, est associée à un risque illimité, que fait-on ? On met le calcul économique, les analyses coût-avantage et les opérations d’actualisation qui vont avec au panier et on fait tout ce qui est humainement possible pour que cela ne se réalise pas.
(http://www.alternatives-economiques.fr/apprentis-sorciers_fr_art_1083_53797.html)
Noël Mamère : Le progrès technique est vécu comme un dogme indiscutable par l’ensemble de la classe politique. Quand on l’élève au rang d’un culte, toute remise en cause, tout débat rationnel deviennent impossibles et ceux qui osent élever la voix sont aussitôt considérés comme des apostats. Nous sommes dans la configuration que décrivait Jacques Ellul, dès 1960, dans La technique ou l’enjeu du siècle, où la démocratie n’a plus sa place puisqu’il faut croire sans poser de questions.
(LEMONDE.FR | 23.03.11 | Est-ce indécent de demander un débat public sur la sortie du nucléaire ?)
Très bon article… merci pour le sujet.
@ Sceptik
Le « progrès technique » n’est pas toujours destructeur comme celui qui sévit à l’heure actuelle au point de dérégler notre climat ! Vous n’avez certainement pas lu notre texte. Rappel :
« Quand l’homme du Vieux Monde inventait quelques procédés techniques astucieux, comme la poudre ou la vapeur, c’est à des fins futiles qu’il l’utilisait tout d’abord. Jusqu’au deuxième millénaire après Jésus-Christ, il n’y eut qu’une poignée de progrès technique. Le moulage des grands lions de fers de Chine ou les sculptures en bronze des grecs, qui sont peut-être les plus grandes prouesses techniques de la vieille culture du Vieux Monde, sont des œuvres d’art, ne répondant à aucune nécessité pratique. Bref, l’acceptation de limites techniques fut aussi un trait durable de la culture du Vieux Monde. La culture du nouveau Monde, en raison de son efficacité méthodique et de son universalité mécanique, menace manifestement de destruction ce qui reste de la culture du Vieux Monde. » (Lewis Mumford)
@ Sceptik
Le « progrès technique » n’est pas toujours destructeur comme celui qui sévit à l’heure actuelle au point de dérégler notre climat ! Vous n’avez certainement pas lu notre texte. Rappel :
« Quand l’homme du Vieux Monde inventait quelques procédés techniques astucieux, comme la poudre ou la vapeur, c’est à des fins futiles qu’il l’utilisait tout d’abord. Jusqu’au deuxième millénaire après Jésus-Christ, il n’y eut qu’une poignée de progrès technique. Le moulage des grands lions de fers de Chine ou les sculptures en bronze des grecs, qui sont peut-être les plus grandes prouesses techniques de la vieille culture du Vieux Monde, sont des œuvres d’art, ne répondant à aucune nécessité pratique. Bref, l’acceptation de limites techniques fut aussi un trait durable de la culture du Vieux Monde. La culture du nouveau Monde, en raison de son efficacité méthodique et de son universalité mécanique, menace manifestement de destruction ce qui reste de la culture du Vieux Monde. » (Lewis Mumford)
Tout à fait cela… « croire sans poser de questions »
Le « progrès technique », existe depuis l’origine du genre Homo et personne n’y changera rien, même si notre civilisation est parfois excessive en ce domaine