Pierre Fournier (1937-1973) a dès les années 1970 perçu l’intérêt de retourner vivre en communautés rurales. Exemple :
17 septembre 1968, lettre à Elise Freinet : Ce sont les barricades de mai 1968 qui m’ont décidé. Elles m’ont fait comprendre qu’une idée se vit, ne se dit pas ; que l’expérience naît de l’action, ne la précède pas ; que tout est encore possible à qui agit pendant que les autres palabrent… »
Hara-Kiri (23 juin 1969) : Mon action (de revitalisation d’un village abandonné) s’insère dans un mouvement naissant visant à l’instauration d’une structure économique parallèle qui doit nous opposer aux structures aliénantes de notre société de consommation. Le but est de maintenir coûte que coûte les bases organiques auxquelles s’attaquent notre civilisation suicidaire, de démontrer par l’exemple que l’épuisement des ressources vitales et la pollution de la biosphère ne sont pas des fatalités inscrites dans un déroulement irréversible. Nous ne fuyons pas la société, au contraire nous allons à sa rencontre, aux sources qu’elle rejoindra bientôt malgré elle. Nous ne cherchons pas des refuges, mais des avant-postes. Dans nos villages, nous aurons nos coopératives pour la commercialisation de produits agricoles biologiques, nos ateliers et même nos laboratoires, car, contrairement à ce qu’on peut penser, nous ne souhaitons pas freiner la connaissance scientifique mais seulement contrôler ses applications. Ce que je cherche encore, c’est le capitaliste génial qui, en participant à la société d’économie mixte fondée par la municipalité pour la mise en valeur de son territoire, investira dans la civilisation de l’avenir.
Hara-Kiri (4 au 18 août 1969) : Il s’agit de cultiver, dans un but d’exemplarité, de contagion (et si la contagion ne se produit pas, tant pis), un art de vivre difficile, un art de vivre en bonne santé, c’est-à-dire en bon accord avec le sol, les saisons, les autres, qu’ils soient plantes, animaux ou humains, et en satisfaisant au mieux, c’est-à-dire sans faire du tort à personne, nos vrais besoin.s Car nous n’avons pas des besoins très différents de ceux du nuage, de la terre et de l’arbre. Nous avons comme eux nos nécessités intimes, inscrites en nous, très profondément, par des millénaires de difficile adaptation aux conditions de vie terrestres.
Charlie Hebdo (1er novembre 1971) : Je suis à peu près persuadé que tout ce qu’il reste à faire d’intelligent est de fonder des communautés. Mais en même temps qu’il n’y a quasiment plus d’endroits où ce soit possible et il n’y a pas encore de gens avec qui ce soit possible. Se lancer là-dedans, c’est le meilleur moyen de se faire bouffer tout cru. J’aime mieux perdre mon temps à bosser pour Charlie que perdre mon temps à faire le con avec des communautaires foireux.
Charlie Hebdo (25 septembre 1972) : Un cultivateur moderne, condamné à la rentabilité selon les normes de l’agriculture industrielle, est un conducteur d’engins, rien de plus. Un paysan traditionnel est un botaniste, un naturaliste, un météorologue, un maçon, un boisselier, un forgeron, et j’en oublie. Il est le dernier dépositaire d’un trésor culturel, mais il a honte devant son fils parce que cet abruti sait lire le Dauphiné libéré, et écrire le nom d’un démagogue sur un bulletin de vote… Nous ne pourrons pas longtemps vivre tous dans les villes, en laissant aux machines le soin d’exploiter à mort ce qu’il restera de désert dans les interstices de la banlieue totale.
La Gueule ouvert (décembre 1972) : Si l’on excepte le cas trop particulier de l’Arche (la communauté fondée il y a vingt ans par Lanza del Vasto) et quelques autres peut-être, qui toutes ont en commun le mysticisme, aucune communauté véritable, à ce jour, n’a tenu assez longtemps pour pouvoir constituer un exemple. Ce n’est pas décourageant. Le mouvement n’en est qu’à ses débuts.
Pour en savoir plus, « Fournier, face à l’avenir » de Diane Veyrat (Les cahiers dessinés, 2019)
Comme tant d’autres, Pierre Fournier est un personnage intéressant. Le hasard ayant voulu qu’il meure jeune, nous ne saurons jamais ce que l’avenir aurait pu faire de lui. Et donc, comment nous le percevrions aujourd’hui, s’il était encore là. Comme tant d’autres avant lui et tant d’autres après, en avril 71 «il se sent investi d’une mission». Certainement convaincu d’avoir la plus grosse ou la plus grande, sa mission est d’ouvrir sa gueule. (« Je ne vois pas qui pourrait ouvrir sa gueule à ma place dans la situation actuelle.») Les gens qui se croient investis d’une mission sont intéressants, ne serait-ce que parce qu’ils sont amusants. En tous cas moi, je les trouve amusants.
En septembre 71 Fournier semble faire preuve d’une extraordinaire lucidité : «J’aime mieux perdre mon temps à bosser pour Charlie que perdre mon temps à faire le con avec des communautaires foireux.»
Fournier voit donc parfaitement qu’il est en train de perdre son temps. Le perdre ou le gagner, ça aussi ça me fait bien marrer. En disant ça, savait-il combien il lui en restait au compteur ? Le temps il passe, le temps il faut le prendre, point barre. Alors je le con cède, autant le passer le plus agréablement possible. Ce qui bien sûr ne veut pas dire vivre comme des porcs.
Fournier nous dit qu’il «aime mieux » bosser que faire le con. C’est peut-être ça le plus marrant. Certes on ne discute pas des goûts et des couleurs, certains en effet ont des goûts bizarres, mais ça c’est leur problème. Entendu que bosser=travailler je me dis que Fournier devait quand même connaître l’étymologie du mot travail (tripalium) et qu’il devait probablement avoir lu «L’éloge de la paresse » de Paul Lafargue. Moi à sa place (mais à ce moment là quelle aurait été la sienne, à Fournier, je me le demande)… j’aurais dit : J’aime mieux perdre mon temps à faire le con pour Charlie que perdre mon temps à bosser avec des communautaires foireux.