Cette autobiographie de Michel SOURROUILLE, « Fragments de vie, fragment de Terre (Mémoires d’un écolo) », sera éditée chaque jour par épisode tout au cours des mois de juillet et août sur ce blog biosphere.
Les anthropocentriques contre l’écologie profonde
Paradoxalement, j’ai d’abord appris à mieux connaître l’écologie profonde par le plus féroce de ses contempteurs, Luc Ferry. Son livre, « Le nouvel ordre écologique », était sorti en 1992. C’était à l’époque la seule approche un peu précise de la philosophie d’Arne Naess. Luc Ferry pensait sans doute amoindrir la thèse de l’écologisme radical avec un procédé constant, celui d’exagérer les propos de cette pensée pour la disqualifier à partir de cette exagération même : « Après l’émancipation des Noirs, des femmes et des bêtes serait venu le temps des arbres et des pierres ». L’extrémisme verbal de Ferry a éveillé mon radicalisme !
Alors que les femmes ne sont plus considérées dans le monde moderne comme la propriété des hommes, il n’y a toujours pas d’éthique traitant de la terre ainsi que des animaux et des plantes : ces éléments de la Biosphère sont encore considérés comme des esclaves. Il faut alors prendre la nature au sérieux et la considérer comme douée d’une valeur intrinsèque qui force le respect. Cette conversion suppose une véritable déconstruction du préjugé anthropocentrique qui conduit à considérer l’univers comme le simple théâtre de nos actions. Selon le principe de l’égalitarisme biosphérique, il s’agit de protéger le tout avant les parties. Le holisme, thèse philosophique selon laquelle la totalité est moralement supérieure aux parties, est donc assumée de façon tout à fait explicite par l’écologie profonde, et s’oppose complètement à l’individualisme propre à la modernité occidentale. L’écosphère est la réalité dont les humains ne sont qu’une partie, ils sont nichés en elle et totalement dépendants d’elle. Mais le principe de liberté donne aux humains la possibilité de façonner le monde conformément à leur volonté, d’où la destruction massive de l’environnement que seule la reconnaissance des droits et de la valeur intrinsèque de la nature pourrait contrecarrer.
Contre cette nouvelle approche qui me paraît sensée, Ferry veut garder une position qu’il appelle « humaniste » : il ne faut respecter la terre qu’en fonction des fins de l’homme, en ne lui laissant que le statut d’environnement (ce qui est autour). Selon Ferry, l’écologisme réformiste est acceptable, l’autre qui se voudrait révolutionnaire discutable. Mais il admet aussi que l’écologie profonde présente une cohérence systématique assez impressionnante pour séduire nombre de tous les déçus par le vide politique et la fin des utopies. Pour lui, ce mouvement de pensée pourrait devenir une puissance moralisatrice de première grandeur pour peu qu’une dose de contrôle social, même relativement faible, lui assure un réel pouvoir sur les individus. Ferry avoue même en fin de son livre que l’écologie profonde pose de vraies questions : « Personne ne fera croire à l’opinion publique que l’écologisme, si radical soit-il, est plus dangereux que les dizaines de Tchernobyl qui nous menacent. Et l’on pourra disserter tant qu’on voudra sur l’inanité des thèses anti-modernes agités par les nouveaux intégristes, il n’en reste pas moins insensé d’adopter aujourd’hui encore l’attitude libérale du « laisser faire, laisser passer ». Il faut, dit-il, admettre que les écosystèmes sont mieux agencés par eux-mêmes alors que la plupart des constructions humaines s’avèrent le plus souvent si fâcheuses qu’elles requièrent la plus grande prudence. Il faudrait donc élaborer une théorie des devoirs envers la nature.
De toute façon on ne peut qu’être en accord avec Luc Ferry quand il constate que toute valorisation, y compris celle de la nature, est le fait des humains et que, par conséquent, toute éthique normative est en quelque sorte humaniste et anthropocentriste. Mais c’est là enfoncer des portes ouvertes. Ferry m’avait révélé une autre façon de philosopher, j’ai depuis lors multiplié mes lectures pour approfondir ce qu’écologie profonde veut dire.
John Seed pensait à l’inverse de Luc Ferry. Dans « Thinking Like a Mountain », il raconte : « En 1979, je vivais dans une communauté située aux abords de la forêt. Alors que l’État s’apprêtait à abattre les arbres, des voisins ont organisé une manifestation, la première du genre en Australie, et m’ont appelé à l’aide. Je ne me sentais pas particulièrement concerné par la situation. Durant la manifestation cependant, j’ai tout à coup senti que j’agissais non seulement pour moi-même, en tant qu’humain, mais aussi au nom de la forêt dont je faisais partie intégrante. Celle-ci se défendait à travers moi, je me suis senti appelé à parler en son nom. En devenant profondément conscient de mon lien avec la forêt, je me suis éveillé à toute la Terre. J’étais renversé par cette révélation. Encore aujourd’hui, je n’arrive pas à expliquer ce qui s’est passé, mon expérience demeure pour ainsi dire miraculeuse. À partir de là, ma vie a pris une toute nouvelle direction… Humblement, nous pouvons nous rappeler que nous ne sommes pas le pilote ou le contrôleur de la Biosphère, mais plutôt un être parmi les dix millions d’espèces différentes sur la Terre. On peut alors prendre conscience de toute la beauté de la nature, on peut trouver l’inspiration et se sentir guidés dans notre action. »
Approfondissant mes recherches, j’ai aussi rencontré les écrits d’Aldo Leopold (mort en 1948) avec l’Almanach d’un comté des sables (publié en 1949, à titre posthume). J’ai apprécié sa pensée : « Il n’existe pas à ce jour d’éthique chargée de définir les relations de l’homme à la terre, ni aux animaux, ni aux plantes qui vivent dessus. Une éthique (écologiquement parlant) est une limite imposée à la liberté d’agir dans la lutte pour l’existence. Il faut valoriser une éthique de la terre et montrer sa conviction quant à la responsabilité individuelle face à la santé de la terre, c’est-à-dire sa capacité à se renouveler elle-même… La montagne qu’il faut déplacer pour libérer le processus vers une éthique de la terre, c’est tout simplement ceci : cessez de penser au bon usage de la terre comme à un problème exclusivement économique. Une chose est juste quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique, elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse. » Aldo Leopold pensait lui aussi à l’inverse de Luc Ferry.
Je voyais d’ailleurs tout autour de moi ce que les humains avaient fait de ma planète, un immense dépotoir visible ou invisible. Je commençais à ressentir de plus en plus profondément que les frontières de ma communauté n’étaient pas délimitées par les membres de ma famille ou les frontières françaises, ni même par ma citoyenneté européenne ou mon petit côté cosmopolite. J’étais membre à part entière d’une Biosphère qui inclue le sol, l’eau, les plantes et les animaux, en termes savants le biotope et la biocénose, l’ensemble des écosystèmes. J’ai pris conscience que si j’avais des droits et des devoirs dans la communauté humaine, j’avais aussi des obligations envers tout ce qui permettait à la vie (toute la vie, celle des humains et des non-humains) de durer sur cette Terre le plus longtemps possible. Je n’étais plus anthropocentré ni même sans doute « humaniste », le tout devenait pour moi plus important que les parties quand le tout était mis en péril par les parties : puisque les humains avaient déclaré la guerre à la Nature, des humains devaient se lever et s’opposer à cette folie humaine, notre propre folie interne. Cette démarche d’approfondissement a été longue et difficile : on m’avait toujours répété que mes obligations morales, en tant que membre d’une communauté interdépendante, étaient limitées aux seuls rapports humains, on m’empêchait de prendre conscience de mon appartenance à la Biosphère.
Il m’est devenu évident qu’il fallait représenter une Biosphère sans représentants officiels, comme d’autres ont représenté les intérêts des femmes, des noirs ou des indiens quand ces êtres humains étaient persécutés. Il me fallait alors oublier la petitesse d’une solidarité limitée à une ethnie ou même à l’espèce humaine actuelle. Car il y aussi le respect des non-humains, il y a le nécessaire maintien de l’équilibre des écosystèmes ; la vie est un tout, le durable ne consiste pas à se limiter au court terme et à ses propres enfants. Mon état d’esprit s’est progressivement modifié, j’étais « born again », certainement pas « né à nouveau » dans un cadre religieux, mais tout au contraire révélé à une nouvelle conscience telle que pouvait la vivre autrefois les animistes grâce à leur culture.
Pour moi, dorénavant, il devenait absolument nécessaire que les humains se détournent d’une affirmation individualiste, égoïste et anthropocentrique pour découvrir le sentiment de la communauté des choses vivantes. La sagesse commande en effet de ne pas se prétendre maître de toutes choses, il faudrait laisser aux écosystèmes suffisamment de ressources propres pour être capables de perdurer. Mais je ne peux obéir à une soi-disant loi de la Nature qui n’existe pas, je ne peux qu’interpréter les conditions de la durabilité. La condition humaine demande, paradoxalement, que l’homme demeure le fondement de cette nouvelle éthique de la Terre ; c’est le cerveau humain, c’est moi, qui décide de ce qui doit être ou non. (à suivre, demain)
Si tu ne veux pas attendre demain, à toi de choisir ton chapitre :
Mémoires d’un écolo, Michel SOURROUILLE
01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion
02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas
03. En faculté de sciences économiques et sociales, bof !
04. Premiers contacts avec l’écologie
05. Je deviens objecteur de conscience
06. Educateur, un rite de passage obligé
07. Insoumis… puis militaire !
08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales
09. Du féminisme à l’antispécisme
10. Avoir ou ne pas avoir des enfants
11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs
12. Ma tentative d’écologiser la politique
13. L’écologie passe aussi par l’électronique
14. Mon engagement associatif au service de la nature
15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience
16. Ma pratique de la simplicité volontaire
17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes
18. Techniques douces contre techniques dures
19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie
21. Ma philosophie : l’écologie profonde
– « L’extrémisme verbal de Ferry a éveillé mon radicalisme ! »
Et c’est bien ça le problème. L’extrémisme, fusse t-il seulement verbal, est une forme de bêtise. Comme le radicalisme, comme la mauvaise foi, qui mènent au dogmatisme, au fanatisme, à l’intégrisme et j’en passe. Toutes les bêtises se rejoignent, s’alimentent etc.
La violence, fusse t-elle verbale, engendre la violence. Le cercle infernal.
C’est pour ça que ça ne sert à rien de discuter et encore moins de se fritter avec des cons, d’essayer de les ramener à la raison. Rien de bon en tous cas.
Alors bien sûr ça fait du bien, ça donne le sentiment qu’ON agit dans le bon sens, qu’ON participe à développer cette fumeuse intelligence collective etc. Des conneries quoi.
– « Un extrémiste qui posséderait quelque trace de jugement et de clairvoyance cesserait aussitôt d’être extrémiste. » (Gustave Le Bon)
– « Il n’y a qu’un pas du fanatisme à la barbarie. » (Diderot)
– « Les anthropocentriques contre l’écologie profonde »
Nous avons donc là deux philosophies qui s’affrontent. Avant de choisir ton camp, camarade, je t’invite à essayer de bien voir de quoi il s’agit. Et si tu n’y arrives pas, demande à ton chien ce qu’il en pense. Ton chien, ton chat ou ton cheval, un âne, une baleine peu importe.