Début septembre 1969, je constate avec Arthur Koestler (le Yogi et le commissaire) que notre conscience semble se rétrécir en raison directe du développement de nos communications. Je ressens que tous les « ismes » perdent leur sens et que le monde ressemble à une allée plantée de points d’interrogation. Je découvre que la technique rend l’homme capable de dominer les forces de la nature, le rendant plus conscient de sa puissance que de sa dépendance. J’observe que nous nous conduisons comme les caricatures anachroniques de l’homme que nous pourrions être. Résultat ? Je ne sais plus où j’en suis, quelle vérité, quelle raison de vivre me donner… Qu’est-ce qui est contingent et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Je juge ma mémoire encombrée d’une quantité démesurée de connaissances inutiles pour les 9/10ème et falsifiée pour le reste. Tout me semble faux, mesquin et inutile, la fac et les discussions, les filles ou la société. Mais je cherche, je cherche, sans guide spirituel ni boussole.
Je lis beaucoup, par exemple la 25ème heure de Virgil Gheorgiu, un livre sur les camps de concentration. Sans connaître encore les analyses d’Ellul, elles sont là, présentes : « L’homme est obligé de s’adapter à la machine… Il devient une minorité brimée par la technique. Les esclaves techniques tiennent en main les points cardinaux de l’organisation sociale. Ils agissent selon des lois spécifiques, automatisme, uniformité, anonymat… Il y aura des arrestations automatiques, des condamnations, des distractions automatiques. » Je me renseigne sur la révolte des étudiants allemands, Rudi Dutschke. La violence ne peut aboutir.
Nous sommes en octobre 1969. Je fais un stage chez un expert comptable, je fais des exercices de retenue sur salaire pour les cotisations sociale, je planche sur le traitement mécanographie de la comptabilité. Je cultive mes propres références : « L’argent ne fait pas de petit (le taux d’intérêt ne correspond à rien) », « C’est posséder le bien d’autrui que de posséder le superflu (Saint Augustin). » Je vis une réelle contradiction entre mes aspirations et la réalité. J’ai un moment de blues. Je ne cherche plus à me passionner pour l’athéisme ou pour la politique, pour la faim du monde ou le dernier match de foot. J’écris comme notule : « Aucune passion, aucune aspiration. Ma vie n’est même pas triste, elle est pleine d’indifférence. Agir, à quoi bon ? On se retrouve sans réponses, ou impuissant devant l’inertie d’autrui et l’hébétude du monde. Le mieux est d’occuper mes heures, m’appliquer à ne plus sentir ma vie s’écouler (s’écrouler), jouer à s’aimer et faire semblant de jouer, pour arriver sans doute un jour à ce regard de vieux penché sur ces petits riens, qui ne regrette rien, qui n’a même plus le désir de vivre mais seulement celui de survivre. » Je me réfugie dans les études et mon entraînement journalier au piano. (à suivre)
NB : pour lire la version complète de cette autobiographie, ICI