Fragments de vie, fragment de Terre (suite)

Cette autobiographie de Michel SOURROUILLE, « Fragments de vie, fragment de Terre (Mémoires d’un écolo) », sera éditée chaque jour par épisode tout au cours des mois de juillet et août sur ce blog biosphere.

Je deviens objecteur de conscience

Je ne récuse pas encore un service militaire mixte et de très courte durée qui permettrait de forger mes capacités physiques et de savoir comment me défendre. Seulement la liberté d’information et d’expression doit être aussi préservée dans ce cadre. Je m’informe sur la discipline militaire : un soldat est libre de son opinion, mais il ne peut se livrer à une activité politique à l’intérieur du domaine militaire ! Je me pose la question du pourquoi d’une coupe de cheveux qui « doit être nette et sans excentricité, les tempes et la nuque dégagée » ! J’en ai déduis qu’on rentre dans l’armée comme on rentre en religion. Très peu pour moi ! Toutes ces contraintes ne me plaisent pas, l’ordre militaire commence à m’incommoder, je revis la même expérience réflexive que lors de ma contestation de l’ordre religieux ou scolaire.

« Si tu veux la paix, prépare la guerre », me dit-on : conscription obligatoire, dissuasion nucléaire, Dassault… Où va-t-on ? L’étripement mutuel, une fois de plus ! J’estime que les conditions géopolitiques ont vraiment changé. La guerre totale, nucléaire ou biologique ? Inutile d’en parler, nous sommes tous morts ou presque après un tel hiver. Mais l’autre, la guerre conventionnelle ? Une seule chose compte pour moi à l’époque, préserver notre appareil de production comme notre liberté d’expression. Nul besoin d’une mobilisation générale, la guérilla, la guerre de rue, la résistance, passive ou non, me semblent suffire. Pas d’affrontement de corps à corps, mais la révélation de l’esprit de tout un peuple. Si l’individu par lui-même n’est pas capable de revendiquer sa liberté, c’est bien à cause de l’incohérence de notre système d’éducation collective, pas à cause d’une invasion. Un ami m’envoie en mars 1970 cet extrait de l’Almanach Vermot de 1901 : « Les grandes révolutions naissent des rêves et des visions d’un berger des collines pour qui la terre n’est pas un champ d’exploitation mais une mère vivante. » Superbe !

J’écris une lettre incendiaire à mon copain Christian Alexandre, prochainement curé : « Qu’est-ce que les cathos ont fait comme action concrète contre la guerre ? Qui colle la nuit des affiches antimilitaristes dans Bordeaux ? Qui se fait matraquer par les flics ? Certainement pas les cathos, des mauviettes suspendues aux paroles transcendantales du pape… Mourir dans un bénitier ! L’action des chrétiens se ramène à vendre des billets d’entrée au paradis… On ne déforme pas le christianisme, c’est lui qui déforme… J’ai découvert non seulement Jésus Christ, mais aussi Socrate et Gandhi, et Luther King, une certaine idéologie de l’acte, pas un dogme… Nul n’est brahmane ou paria par naissance : on devient brahmane ou paria par ses actes dit le bouddhisme… A-t-on déjà vu un pape faire une grève de la faim pour confirmer ce qu’il affirme verbalement ? La seule chose qui excuse Dieu, c’est qu’il n’existe pas… » Je participe à des manifs et à des collages, distribue des tracts et fréquente les meetings. Et puis surtout je parle, je parle, j’écris, je cherche à convaincre les autres que je suis dans le vrai alors que mon évolution personnelle est loin d’être terminée.

Pour le président Pompidou, la force de frappe (l’arme nucléaire) est un faux problème. La vraie question était de savoir si l’on doit ou non supprimer la défense nationale ! Michel Debré devient ma bête noire, lui qui peut se permettre d’écrire (Sud-Ouest, 10 avril 1970) : « Si la France a une grande industrie aéronautique, atomique, électronique, c’est uniquement – je dis bien uniquement – du à l’importance des dépenses dans le domaine de l’armement… Le coût des équipements militaires est tel qu’il n’y a rentabilité que dans la mesure où on vend des armes à l’extérieur. » Je trouve cela absurde, une défense « nationale » qui vend des armes à des pays qui, un jour ou l’autre, peuvent se retourner contre la France en utilisant des armes françaises ! Mais le PSU et l’UNEF restent inconditionnellement pour la lutte à l’intérieur de l’armée, ils dédaignent la volonté de notre comité de soutien aux objecteurs de conscience de défendre l’insoumis Daniel Brochier, arrêté à Bordeaux le 12 mai 1970 au cours d’une manifestation pour la non-violence. Eux, ils luttent pour préparer une armée « révolutionnaire » qui prendra le pouvoir et instaurera un régime qui exercera sans doute la même oppression qu’ils ont précédemment combattue !

La commission papale sur la justice et la paix vient de publier un document dans lequel elle demande à tous les pays de reconnaître l’objection de conscience et de donner le choix entre le service militaire et un service civil. Les Pères de l’Eglise comme saint Ambroise ou saint Augustin attiraient déjà l’attention de la primauté de l’amour, allant même jusqu’à déclarer que les chrétiens, en tant qu’individus, n’avaient aucun droit au principe de défense légitime. Mais saint Augustin a pourtant théorisé la guerre « juste », notion développée par saint Thomas d’Aquin et Francis Suarez (juste autorité, juste cause, justes moyens). Qui croire ?

Le 27 avril 1970, je me tourne complètement vers l’objection de conscience. C’est clair, c’est pour moi la seule méthode rationnelle possible qui puisse déboucher un jour sur une humanité non aliénée, c’est-à-dire consciente de son aliénation. Car si on n’accepte pas la solution aveugle de la guerre, on a tout intérêt à former les consciences à une prise de conscience. Pour devenir une force réelle, la non-violence commence dans nos pensées. La non-violence ne se réalise pas mécaniquement, elle s’acquiert aussi par la pratique. En juin 1970, j’approfondis ma conception via mon réflexe habituel d’accumulation de notules. John F Kennedy disait : « La guerre existera jusqu’au jour lointain où l’objecteur de conscience jouira de la même réputation et du même prestige que ceux du guerrier aujourd’hui. » J’en ai déduit que si tout le monde devenait objecteur de conscience, il n’y aurait plus de guerre.

C’est à Günter, un militariste convaincu qui s’est engagé dans l’armée, que je me confie le 14 novembre 1970 : « Comme je me refuse à la guerre, j’ai décidé de devenir objecteur de conscience et de faire mon temps (deux ans au lieu d’un seul) au Service Civil International. Je peux dire que c’est le seul moyen de combattre pour la paix entre les nations. Le mahatma Gandhi avait pour seule arme le satyagraha, la force de la vérité et de la justice… Pour moi, on ne peut chercher la paix que par le dialogue, comme Socrate par exemple. C’est en formant les jeunes à un esprit social et non plus individualiste qu’on pourra grandir l’humanité internationale. C’est en modifiant les structures qui oppressent les adultes que nous pourrons éviter tous les conflits… »

J’ai envoyé par la poste deux demandes de renseignement sur l’objection au ministère de la défense et cela sans réponse aucune… L’armée est bien la grande muette !

Le 27 novembre 1970, j’écris au ministère des armées : « Demander le statut d’objecteur n’est que le résultat d’une longue démarche de la pensée affrontant le réel. C’est difficile. Moi-même, je n’ai eu connaissance de ce statut qu’à 22 ans et par hasard. J’avais un sursis pour études, je n’étais pas ouvrier incorporé très jeune. J’avais le temps de réfléchir. Ce qui m’a frappé, c’est l’inconscience qui préside au déroulement des conflits armés. Chaque fois qu’on a laissé aux hommes le temps de réfléchir, la guerre a pu être évitée. Mais une fois enclenchée, la situation de violence collective ne peut plus être maîtrisée. Gandhi disait : « Je m’oppose à la violence parce qu’elle semble produire le bien. Mais le bien qui en résulte n’est que transitoire tandis que le mal produit est permanent.  » Le remède aux camps de concentration n’est donc pas dans l’élaboration d’un meilleur armement mais dans l’aptitude de chaque homme à envisager le monde sous l’angle du respect de la liberté d’autrui. Une liberté individuelle qui s’accompagne d’une conscience sociale. Je trouve anormal pour une démocratie de ne pas suffisamment informer les citoyens de cette possibilité de chercher la paix par la non-violence. Je demande à bénéficier du statut d’objecteur de conscience (loi 63-1255) puisque je suis déjà objecteur de conscience. Je ne veux pas être un tueur légal. »

Décembre 1970, le ministère de la défense m’envoie le statut des objecteurs. Je les interroge à nouveau : « A la lecture de cette loi, plusieurs questions se posent encore à moi et avant de m’engager à quoi que ce soit, je voudrais bien que ma conscience soit pleinement informée. Pourquoi les jeunes qui font leur service militaire n’ont pas à donner les raisons de la conviction qui les pousse dans cette voie ? Pourquoi l’armée accepte-t-elle n’importe quel conscrit sans sonder les nobles motifs qui devraient pousser à s’engager ? Pourquoi un délai de forclusion alors qu’une prise de conscience peut se faire à tout moment ? Pourquoi établir un service civil de punition en doublant le temps, l’objecteur obligé à deux ans, le troufion libéré après une seule année ? Pourquoi changer d’avis est-il possible pour un objecteur déclaré qui veut devenir militaire, et pas l’inverse ? Pourquoi la délibération d’une commission sur nos motifs doit-elle rester secrète alors qu’une démocratie ne peut exister sans transparence ? »

Le silence de l’administration est bien connu quand elle n’a pas de réponses. Je m’informe auprès des objecteurs de l’impasse Popincourt. J’aborde la question d’une demande de statut formulée de façon standard, idée qui sera mis en pratique par la suite.

Je me creuse beaucoup la tête pour élaborer les raisons de mes convictions car elles seront jugées par une commission qui à l’habitude de refuser en moyenne 10 % des (rares) demandes de statut qui lui sont adressées ! Je suis encore en recherche ; me connaître moi-même, c’est soulever une boîte d’où s’échappent toutes sortes de maléfices. Chaque mot est pour moi un carrefour de routes divergentes, toute décision est un pari sur l’avenir, seule la génération suivante pourrait dire si j’avais raison, etc. En définitive j’ai 36 000 raisons de refuser l’armée qui peuvent se résumer ainsi : je réfléchis nuit et jour au sens à donner aux relations humaines ; j’essaie de conformer ma vie à cette réflexion ; cette réflexion n’est pas stabilisée, elle est dynamique ; mes convictions éprouvent donc des contradictions ! Par exemple le développement de la science consiste à essayer de réfuter les théories scientifiques. Le corps de la science est donc composé à tout instant de théories qui n’ont pas (encore) été réfutées. Comment alors écrire ma lettre de motivation ?

Pourquoi le cacher ? Mon engagement d’objecteur a pour origine profonde les camps de concentration vécus par mon père. Il vient plus rationnellement de mon refus de la stupidité et le service militaire est une des formes les plus stupides qui soit. Ceux qui donnent des ordres nous ordonnent de nous battre contre les Allemands, puis ceux qui donnent les ordres nous ordonnent de faire l’Europe avec les Allemands ! Nous sommes dans un monde qui s’ouvre et la nation devient un concept rétrograde, dépassé. Je deviens citoyen du monde, il n’y a plus besoin d’armée. Mais cette argumentation est « politique », aucune chance pour que la commission la ratifie. Il faut avoir des raisons philosophiques ou religieuses d’objecter ! (à suivre, demain)

Si tu ne veux pas attendre demain, à toi de choisir ton chapitre :

Mémoires d’un écolo, Michel SOURROUILLE

00. Fragments préalables

01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion

02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas

03. En faculté de sciences économiques et sociales, bof !

04. Premiers contacts avec l’écologie

05. Je deviens objecteur de conscience

06. Educateur, un rite de passage obligé

07. Insoumis… puis militaire !

08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales

09. Du féminisme à l’antispécisme

10. Avoir ou ne pas avoir des enfants

11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs

12. Ma tentative d’écologiser la politique

13. L’écologie passe aussi par l’électronique

14. Mon engagement associatif au service de la nature

15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience

16. Ma pratique de la simplicité volontaire

17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes

18. Techniques douces contre techniques dures

19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie

20. Une UTOPIE pour 2050

21. Ma philosophie : l’écologie profonde

22. Fragments de mort, fragment de vie

23. Sous le signe de mon père

4 réflexions sur “Fragments de vie, fragment de Terre (suite)”

  1. « C’est l’ennemi qui vous désigne »

    Pierre-André Taguieff dans son ouvrage sur Julien Freund [Julien Freund: Au cœur du politique] rapporte un dialogue entre Jean Hippolyte et Julien Freund lors de la soutenance de thèse en 1965 de ce dernier

    Hippolyte dit : « Sur la question de la catégorie de l’ami-ennemi, si vous avez vraiment raison, il ne me reste plus qu’à aller cultiver mon jardin »

    Freund répliqua : « Écoutez, Monsieur Hippolyte, vous avez dit […] que vous aviez commis une erreur à propos de Kelsen. Je crois que vous êtes en train de commettre une autre erreur, car vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les pacifistes.
    Du moment que nous ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitiés.

    1. suite de la réplique de Freud = … Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin »

      Hippolyte répondit : « Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à me suicider.

      P.-A. Taguieff cite ensuite le commentaire critique fait par Raymond Aron à propos de Jean Hippolyte et rapporté par Julien Freund :  » Votre position est dramatique et typique de nombreux professeurs. Vous préférez vous anéantir plutôt que de reconnaître que la politique réelle obéit à des règles qui ne correspondent pas à vos normes idéales »

    2. « J’en ai déduit que si tout le monde devenait objecteur de conscience, il n’y aurait plus de guerre »

      Qu’est ce qu’il ne faut pas entendre comme bêtises ! Un monde sans armée et sans police, ce sera le chaos généralisé dans la violence ! Puisqu’il n’y aurait plus de garde-fou ! Il existe mille et une raisons pour prouver qu’il y aura toujours des conflits à gérer ! 1/ Des individus affamés deviennent violents, et ils s’en donneraient à cœur joie s’il n’y aurait aucune armée ou police ! 2/ La paresse fera qu’il y aura toujours des tirs au flanc qui provoqueront des conflits, d’abord par du vol et pillage ensuite par ricochet des vengeances en perspective. 3/ La jalousie, des individus chercheront à vous nuire pour vous soutirer l’objet de leur désir ou vous rabaisser, et là pareil s’ensuit des vengeances en chaîne !

    3. D’ailleurs on le voit dans nos cités en France, les lascars sont bien babysittés par l’UmPs à coup d’aides sociales avec l’argent du contribuable, au point que sans travailler ils ont un pouvoir d’achat bien plus élevés que nombreux travailleurs dans le monde ! Pour autant deviennent ils non violents ? Ben non au contraire, ils se disent tant qu’on gagne on joue, alors ils poursuivent la violence pour obtenir toujours plus d’aides sociales, et puis arrondir leurs fin de mois avec des trafics ! (incluant des agressions et des réglements de compte). Il faut bien être naïfs pour croire à un monde sans violence ! Les individus veulent toujours plus de ressources et accumuler de plus en plus de biens et services, ils tirent toujours la corde vers eux pour en avoir plus que les autres, ça s’est toujours passé comme ça; ça se passe toujours comme ça et ça se passera toujours comme ça pour l’éternité !

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