Cette autobiographie de Michel SOURROUILLE, « Fragments de vie, fragment de Terre (Mémoires d’un écolo) », sera éditée chaque jour par épisode tout au cours des mois de juillet et août sur ce blog biosphere.
Une pensée en formation,
avec des hauts et des bas
Quelques idées générales : Il ne suffit pas de se délivrer de l’empreinte religieuse pour que tout devienne possible. Bien d’autres déterminants pèsent sur nos choix et notre comportement, la famille, les copains, l’école, les livres, les médias, etc. Notre liberté intellectuelle résulte d’un apprentissage toujours recommencé, entre acceptation d’un ordre social établi et recherche de la meilleure voie possible. Cet apprentissage demande un effort sans lequel rien n’est possible.
Racontez-moi votre enfance, je vous dirai qui vous êtes.
Je suis né en 1947. La société de l’après-guerre était patriarcale. Mon père était le chef de famille. La loi à l’époque disait la même chose. Ma mère obéissait. J’obéissais. Mon petit frère obéissait. La majorité n’était qu’à 21 ans à l’époque. Donc je ne me posais pas de question sur ce que je croyais ou non, je prenais l’existence comme elle venait. On me disait d’apprendre mes leçons, j’apprenais mes leçons, on me disait de faire la prière du soir, je faisais ma prière du soir, on me disait de m’habiller comme ceci ou comme cela et je m’habillais comme ceci ou comme cela. La vie n’était qu’habitude, en ce temps-là on ne décidait pas, on suivait le sens du courant, la visite régulière aux grands-parents, les repas de famille, quelques camps scouts avec salut au drapeau et la messe en latin bien entendu. Je crois que ma première réflexion a seulement eu lieu vers quinze ans, après qu’un chef scout m’ait demandé quelles questions je me posais. « Aucune, chef ! » C’est vrai, je ne me posais aucune question, j’avais déjà toutes les réponses. Ce n’était pas normal. J’ai commencé vraiment à réfléchir ce jour-là. Depuis, ma vie apparemment sans histoire m’a apporté bien des questions et fabriqué bien des révoltes.
J’étais bien habillé. Veston, petit gilet, pantalon bien coupé. Mon père était tailleur. A 16 ans mon père m’a autorisé à choisir un tissu, mon premier choix personnel. « Jaune voyant » ai-je répondu. J’ai obtenu du vert moutarde. Mon père savait aussi négocier, et je commençais à déterminer mes propres choix. Bientôt je n’ai plus rien porté… ni veston ni petit gilet ni pantalon bien coupé. Mais pour le reste je faisais glouglou, je faisais miammiam, je ne défilais même pas criant « paix au Vietnam ». Ma famille ne m’a pas du tout préparé au militantisme politique. De la guerre d’Algérie, je n’ai retenu que les klaxons scandant dans un embouteillage bordelais « Algérie fran-çaise, Algérie fran-çaise… » Ce n’est qu’à 21 ans que j’ai connu ma crise d’adolescence, tardive, mais mieux vaut tard que jamais. Une crise d’adolescence, c’est le moment où nous pouvons (peut-être) accéder à l’autonomie contre les faux-semblants qu’on a voulu nous imposer.
J’ai commencé à tenir régulièrement un petit carnet de notules en juin 1969 qui m’a servi de guide pour ma pensée balbutiante. Je finissais ma deuxième année de fac de sciences économiques, un bourrage de crâne universitaire qui prolonge le formatage par la famille. J’ai commencé une cure de désintoxication. Dans mes notules, je parlais de la main invisible d’Adam Smith comme d’un scandale, la justification théorique d’un inégalitarisme éhonté. Je recopiais la Déclaration des droits de l’homme, j’enchaînais aussitôt sur le profit qui devrait être attribué à la collectivité et non à « des entrepreneurs privés qui risquent fort d’en faire uniquement un usage personnel ». J’estimais déjà que le salaire n’est pas fixé automatiquement et rationnellement. Il n’est que le fruit des préjugés de la société et non la nécessité inéluctable qu’en font les théoriciens par l’intermédiaire des mots magiques du marché : l’offre et la demande. Je pensais que les humains viennent d’abord… ensuite seulement le commerce, la production et la finance.
J’ai un accident terrible en solex début août 1969. Je monte sur le capot d’une bagnole qui arrivait en sens inverse, je suis projeté dans les airs, visage ensanglanté, blanc des yeux devenu entièrement rouge, traumatisme crânien, plusieurs heures de coma… Certains ont pensé dans ma famille, et ils n’ont peut-être pas tort, que cela a servi d’électrochoc. Mon cerveau a été très très secoué, et il se serait replacé dans une autre configuration. On m’a dit que dans un état d’inconscience total, je suis allé pisser derrière les rideaux de ma chambre d’hôpital, arguant que c’était mon droit le plus absolu… Quelques jours seulement après ma sortie de l’hôpital, j’écrivais : « La fac, quelle ineptie, quel tas de crétins, quel non-sens. A quoi bon former des chefs d’entreprises quand l’héritage est notre loi, pourquoi des juristes si ce n’est pour soutenir l’ordre établi, pourquoi enseigner le consensualisme des contrats quand tout contrat ne peut être que léonin. Il faut supprimer l’inutile dans l’enseignement, il faut supprimer la concurrence qui admet la loi du plus fort, il faut une éducation technique commune, une langue universelle… » Mon cerveau fonctionnait maintenant à merveille. Je continuais à lire les Sciences et Vie auquel était abonné mon père, le dictionnaire des citations (l’âge d’or était l’âge où l’or ne régnait pas), toutes sortes de lectures qui me sortaient de l’univers universitaire.
Pendant ma convalescence, j’ai eu le temps d’écrire, de faire le point. Je conteste dans mes notules les profs de fac que j’ai eus pendant l’année, l’institution du mariage, le fric qui fait avancer les soldats : « On dépense le fric insolemment, on gaspille l’argent des pauvres et les pauvres s’émerveillent. Si je possède une usine, des capitaux, ce n’est pas à moi seul que je le dois mais à tous les ouvriers qui y ont participé, aux consommateurs qui achètent mes produits, à la collectivité tout entière. L’argent réparti inéquitablement est un vol … » Je condamne tabous et préjugés, l’infaillibilité du pape et la place de la fourchette. Je prône déjà les transports collectifs en ville et l’usage des deux roues pour éviter embouteillages et gaspillage de matières premières. Je m’interroge : « Pourquoi produire des voitures Renault quand cela met la SNCF est en déficit ? » J’estime que l’action individuelle et la cohérence collective sont indissolublement liés. Je pense me mettre à poil sur n’importe quelle plage pour mettre en pratique ma liberté alors que les naturistes sont parqués dans des camps. Je me vois demander à un prof qui veut qu’on se lève à son entrée si la politesse se situe au niveau du cul. Je me vois déjà faire le tout fou dans un camp militaire.
Début septembre 1969, je constate avec Arthur Koestler (le Yogi et le commissaire) que notre conscience semble se rétrécir en raison directe du développement de nos communications. Je ressens que tous les « ismes » perdent leur sens et que le monde ressemble à une allée plantée de points d’interrogation. Je découvre que la technique rend l’espèce humaine capable de dominer les forces de la nature, la rendant plus consciente de sa puissance que de sa dépendance. J’observe que nous nous conduisons comme les caricatures anachroniques de la personne que nous pourrions être. Résultat ? Je ne sais plus où j’en suis, quelle vérité, quelle raison de vivre me donner… Qu’est-ce qui est contingent et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Je juge ma mémoire encombrée d’une quantité démesurée de connaissances inutiles pour les 9/10ème et falsifiée pour le reste. Tout me semble faux, mesquin et inutile, la fac et les discussions, les filles ou la société. Mais je cherche, je cherche, sans guide spirituel ni boussole.
Je lis beaucoup, par exemple la 25ème heure de Virgil Gheorgiu, un livre sur les camps de concentration. Sans connaître encore les analyses d’Ellul, elles sont là, présentes : « L’homme est obligé de s’adapter à la machine… Il devient une minorité brimée par la technique. Les esclaves techniques tiennent en main les points cardinaux de l’organisation sociale. Ils agissent selon des lois spécifiques, automatisme, uniformité, anonymat… Il y aura des arrestations automatiques, des condamnations, des distractions automatiques. » Je me renseigne sur la révolte des étudiants allemands, Rudi Dutschke. J’en conclus que la violence ne peut aboutir.
Nous sommes en octobre 1969. Je fais un stage chez un expert comptable, je fais des exercices de retenue sur salaire pour les cotisations sociale, je planche sur le traitement mécanographique de la comptabilité. Je cultive mes propres références : « L’argent ne fait pas de petit (le taux d’intérêt ne correspond à rien) », « C’est posséder le bien d’autrui que de posséder le superflu (Saint Augustin). » Je vis une réelle contradiction entre mes aspirations et la réalité. J’ai un moment de blues. Je ne cherche plus à me passionner pour l’athéisme ou pour la politique, pour la faim du monde ou le dernier match de foot. J’écris comme notule : « Aucune passion, aucune aspiration.
Ma vie n’est même pas triste, elle est pleine d’indifférence. Agir, à quoi bon ? On se retrouve sans réponses, ou impuissant devant l’inertie d’autrui et l’hébétude du monde. Le mieux est d’occuper mes heures, m’appliquer à ne plus sentir ma vie s’écouler (s’écrouler), jouer à s’aimer et faire semblant de jouer, pour arriver sans doute un jour à ce regard de petit vieux penché sur ces petits riens, qui ne regrette rien, qui n’a même plus le désir de vivre mais seulement celui de survivre. » Je me réfugie dans les études et mon entraînement journalier au piano. (la suite demain)
Si tu ne veux pas attendre demain, à toi de choisir ton chapitre :
Mémoires d’un écolo, Michel SOURROUILLE
01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion
02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas
03. En faculté de sciences économiques et sociales, bof !
04. Premiers contacts avec l’écologie
05. Je deviens objecteur de conscience
06. Educateur, un rite de passage obligé
07. Insoumis… puis militaire !
08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales
09. Du féminisme à l’antispécisme
10. Avoir ou ne pas avoir des enfants
11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs
12. Ma tentative d’écologiser la politique
13. L’écologie passe aussi par l’électronique
14. Mon engagement associatif au service de la nature
15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience
16. Ma pratique de la simplicité volontaire
17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes
18. Techniques douces contre techniques dures
19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie
21. Ma philosophie : l’écologie profonde
– « A 16 ans mon père m’a autorisé à choisir un tissu, mon premier choix personnel.
« Jaune voyant » ai-je répondu. J’ai obtenu du vert moutarde. […] J’ai un accident terrible en solex début août 1969. […] Mon cerveau a été très très secoué […] »
Eh ben voilà, pas besoin du Professeur Foldingue pour comprendre d’où vient le problème.
C’est donc à cause d’un falzar que notre cher Michel s’est mis au vert et que la moutarde a commencé à lui monter au nez. Le Solex n’ayant probablement rien arrangé. Là encore si le hasard en avait décidé autrement, notre jeune rebelle, l’insoumis qui rêvait là d’un futal bien pétard, aurait très bien pu devenir le pape des Gilets Jaunes.
Ce qui me fait penser que quand j’étais petit, moi aussi je suis monté sur le capot d’une bagnole qui arrivait en sens inverse. ( à suivre )
Et moi aussi je fus projeté dans les airs. Maman bobo ! Ce souvenir reste d’ailleurs gravé dans ma mémoire, c’est peut-être même de là que vient ma passion pour le vol libre, eh va savoir. En tous cas c’est pas avec un Solex que j’ai découvert le vol plané, c’est à vélo. Comme je n’avais pas eu la chance d’en avoir un à moi, de vélo, misère misère, en contrepartie j’avais eu celle d’avoir une gentille cousine. Paulette.
À qui j’ai bousillé sa jolie petite bicyclette. C’est con quand même non ? 🙂