Fragments de vie, fragment de Terre (suite)

Cette autobiographie de Michel SOURROUILLE, « Fragments de vie, fragment de Terre (Mémoires d’un écolo) », sera éditée chaque jour par épisode tout au cours des mois de juillet et août sur ce blog biosphere.

Une discipline contestée, les SES

Plus j’approchais de l’heure de la retraite en 2008, plus je mesurais la distance qui séparait mon esprit critique de ce qu’était devenue la matière. L’enseignement de Sciences économiques et sociales a subi une terrible évolution. Quand j’ai terminé ma carrière, j’étais le seul parmi mes quatre collèges à conserver encore les tables en U qui favorisaient les échanges. Retour aux tables alignées en rangées face à la toute puissance du prof. Fini le militantisme pédagogique, les SES étaient devenues une « discipline » parmi d’autres.

L’inspection ne comprenait plus mes pratiques. Mme Lamarque en 1987 : « Il convient en classe de terminale de passer rapidement sur les problèmes de définition. Le professeur se réservera la possibilité de contrôler la maîtrise de ces définitions à l’occasion d’une interrogation écrite… On regrette que Mr Sourrouille ne se soit pas appuyé sur les questions qui accompagnent les documents du manuel… Nous tenons à rappeler à Mr Sourrouille l’obligation, à laquelle il ne peut se soustraire, de tenir le cahier de textes… » Primauté des interros, toute puissance du manuel, gestion administrative des cours, fini la liberté pédagogique. Rapport d’inspection de Marie-Lise Fosse en 2005: « On ne saurait trop conseiller à Monsieur SOURROUILLE de veiller à obtenir de ses élèves de seconde une attitude plus propice au travail. Des règles de vie en classe doivent être posées… Il vaut mieux éviter de répondre à la question d’un élève en s’adressant exclusivement à lui… On peut regrette un titre comme Une approche « idéologique » de l’activité ; il est certes légitime de monter aux élèves que les définitions relèvent de convention, mais il importe aussi de leur montrer qu’il s’agit bien d’une démarche scientifique… » Fini l’économie politique, il faudrait faire des « sciences » économiques ! Fini le relationnel avec les élèves, il faut être autoritaire. Comme il s’agissait d’une section de seconde foot, avec des garçons comme des filles dont le seul intérêt dans la vie était le foot, j’aurais bien aimé assister à un cours de Mme FOSSE devant ces élèves en permanence  super-agités !!

Autant les SES ont été à l’origine une matière qui permettait aux élèves de s’affronter au monde moderne et d’en discuter les bases, autant c’est devenu une discipline comme les autres, avec ses recettes et ses habitudes, nourrissant un corps de spécialistes imbus de leur spécialité. Mes collègues enseignent maintenant l’économie et la sociologie de manière séparée. Il n’y a plus de vision transdisciplinaire, il y a désormais ce que disent les programmes et les manuels. Nous sommes loin de mes débuts d’enseignements en 1974-1975 au moment du premier choc pétrolier et des doutes sur la durabilité de la croissance. Mes collègues ignorent superbement l’écologie et n’ont plus tellement d’approche critique à propos des limites absolues rencontrées par la civilisation thermo-industrielle. Nous apprenons aux élèves que l’économie s’est désencastrée du social au cours de la révolution industrielle, nous n’apprenons pas qu’il faut réencastrer l’économique dans le social, mais aussi le social dans l’écologique. Pourtant ce que je connais de fondamental et d’objectif, c’est que nous sommes à l’aube d’une confluence de crises structurelles, pic pétrolier, réchauffement climatique, perte de biodiversité, krachs financiers, etc. La crise ultime a déjà commencé… Mes collègues de SES ne le savent pas encore. Ils assimilent croissance économique soutenue et développement durable ! La matière que j’ai tant aimé est devenue une larve qui épouse l’air du temps sans prendre conscience de la montée des périls.

Quand j’ai commencé à enseigner en 1974, les sujets de bac parlaient du premier choc pétrolier. Aujourd’hui les sujets de bac oublient que nous avons franchi le pic pétrolier en 2008, juste au moment de mon départ en retraite. Prenons les sujets posés en France métropolitaine les dernières années de ma carrière. Ils sont centrés sur la croissance:

Juin 2008 : En quoi l’innovation est-elle un facteur de compétitivité ?

Juin 2007 : Après avoir présenté les différentes formes du progrès technique, vous montrerez les effets de celui-ci sur la croissance économique.

Juin 2004 : Vous expliquerez comment l’investissement est source de croissance économique.

Juin 2001 : La diminution de l’intervention de l’État est-elle source de croissance économique ?

J’ai honte d’un baccalauréat de SES qui se délecte à ce point de l’occidentalisation des esprits. Nous sommes très loin du sujet posé dans l’Académie de Lille en 1974, sujet qui incitait à réfléchir sérieusement sur les limites de la croissance :

« Faire progresser une Nation, c’est faire courir les citoyens. Depuis vingt ans, les citoyens français ne courent pas mal, merci. (…) La course est harassante. Si vous l’accélérez, vous consommerez plus, mais vous aurez moins de temps pour réfléchir, pour penser, pour vivre (…) Car la course à la consommation se conjugue nécessairement, même sur le plan de l’individu, avec la course à la production. Mais celle-ci déclenche à son tour de grandes perturbations dans la structure sociale. Transformer les techniques de production, renouveler matériels et méthodes, désorienter les gestes habitués, réorganiser sans cesse, détruire et reconstruire indéfiniment les programmes de travail, les réseaux hiérarchiques, les relations humaines ; modifier les circuits, les règlements ; concentrer les entreprises, en fonder de nouvelles, modifier leurs objectifs (…). La course est brutale, et plus elle est rapide, plus elle est brutale. Les forts affirment d’autant plus leur force que le train est rapide ; et dans la chaleur de l’action, le faible est souvent piétiné. (J.Fourastié, Economie et Société, p.13)

A la lumière de ce texte, vous vous attacherez à décrire et analyser les changements sociaux qui ont accompagné la croissance économique depuis 1945, que ces changements aient joué le rôle de moteur ou de frein à cette croissance, qu’ils vous semblent accomplis, engagés ou en germe. »

De même ce sujet posé à Rennes en 1975  « La poursuite de la croissance, telle que l’ont connue depuis la deuxième guerre mondiale les économies capitalistes développées, semble poser de plus en plus de problèmes. Vous présenterez la crise actuelle et ses mécanismes et vous tenterez de déterminer dans quelle mesure et pour quelles raisons un changement d’orientation parait devoir s’imposer. »

La matière SES avait tout pour me plaire puisque c’était le seul cursus scolaire au lycée à vraiment préparer les élèves au monde tel qu’il devrait être. La finalité de mon enseignement était limpide, les instructions ministérielles faisant foi : « Conduire à l’intelligence des économies et sociétés d’aujourd’hui et intégrer cette acquisition à la formation générale des élèves. Le bac ES peut déboucher aussi bien sur des études de sciences économiques, de sociologie, de droit, de science politique, d’administration économique et sociale, de gestion, d’histoire et géographie économiques, etc. L’esprit et les contenus de l’enseignement économique et social ne peuvent donc se définir par référence à une seule discipline. Ayant pour objet la réalité sociale, il s’efforce d’utiliser, pour amener les élèves à la comprendre, toutes les voies d’approche qui peuvent servir à atteindre ce résultat : économique, bien sûr, et proprement sociologique, mais aussi, selon le cas, juridique, démographique, anthropologique, sans oublier le nécessaire cadre historique et géographique dans lequel se situent les faits étudiés. »

Mais l’enseignement des SES été constamment en butte à un establishment hostile. Au fil de ma carrière, les critiques contre les SES ont été de plus en plus violentes, y compris de la part des universitaires. Il est vrai que la pression des milieux économiques a été constante. Notre enseignement pouvait être accusé de marxisme, de macroéconomisme ou de contempteur du marché. On a envisagé de supprimer la matière, de réduire ses horaires, de l’intégrer à l’histoire-géo, ou aux techniques de gestion, jusqu’à présent en vain.

La dernière offensive d’une frange conservatrice du patronat que j’ai vécu en fin de carrière a eu lieu en 2008. Un premier rapport sur l’enseignement des SES au lycée émanait de l’AEF (association d’économie financière), présidée par Yvon Gattaz (ancien président du CNPF). Un deuxième, de l’Académie des sciences morales et politiques (ASMP, dont Yvon Gattaz était également doyen – section « Économie politique, statistique et finances » ) concordait avec le premier comme de bien entendu. Aucun membre de la section « morale et sociologie » n’avait été associé à ce rapport sur les SES (sciences économiques ET sociales) au lycée. C’est donc la section économie qui dénonce une « vision de l’économie et de la société française affectée d’un biais vraiment pessimiste ». Les experts auditionnés, tous universitaires, préconisent de distinguer, dans les programmes et dans l’enseignement, la science économique des autres disciplines des sciences sociales. « La multidisciplinarité ne convient pas aux besoins de l’enseignement, particulièrement au niveau du lycée – pas plus qu’on ne saurait, par exemple, recommander la fusion des enseignements de chimie et de sciences de la vie au prétexte que les deux disciplines fournissent des visions complémentaires des phénomènes biochimiques » « L’idée de ‘regards croisés’, mêlant des approches diverses et souvent divergentes, paraît en revanche dangereuse, dans la mesure où elle gêne l’acquisition de compétences spécifiques, et conduit naturellement à un relativisme néfaste. »

Ils regrettent également que la microéconomie soit « complètement négligée » alors qu’elle est « beaucoup moins controversée que la macroéconomie ». Ils demandent également une hausse du niveau en mathématiques, ce qui permettrait d’introduire « plus de formalisation ». Ils prônent un enseignement de « savoirs » fondamentaux en économie. L’un des experts déclare : « Quelles que soient les opinions politiques ou idéologiques des uns et des autres, tout économiste sait que l’effet d’un choc restreignant l’offre sur un marché à demande inélastique conduit à une forte hausse des prix, avec en corollaire une hausse des profits des producteurs ».

Troisième et dernier élément, la commission Guesnerie, installée par le ministre de l’Éducation nationale en février 2008 afin de réaliser un audit sur les programmes et les manuels de SES. Elle a rendu son rapport au ministre le 3 juillet 2008. Les mêmes termes se retrouvent dans les trois rapports. Le cumulard Yvon Gattaz (membre à la fois de l’AEF et de l’ASMP) a été auditionné par la commission Guesnerie : « « Les programmes actuels présentent trois défauts : l’encyclopédisme, le relativisme et le pessimisme, qui est de loin de la plus grave… Que ce soient les programmes, les manuels ou certaines revues que je ne citerai pas, ils sont responsables d’une grave démobilisation et démoralisation des jeunes de notre société. » Le rapport reproche aux SES de se complaire dans une sociologie « compassionnelle » et de verser dans la « sinistrose » en traitant trop des défaillances de la société (le chômage, les inégalités…). Il préconise de ne pas aborder des thèmes considérés comme trop complexes pour des lycéens !

Sur mon blog biosphere (hébergé à l’époque par lemonde.fr), je poste ce billet le 6 juillet 2008 :

De l’objectivité dans les manuels de SES 

Alors que le rapport de Roger Guesnerie a été remis au ministre de l’éducation, Le Monde du 4 juillet 2008 se livre à une agression contre une matière que je connais bien puisque j’enseigne les SES depuis trente quatre ans. Je dis bien Le Monde car le compte-rendu par un quotidien d’un « audit des manuels et programmes de sciences économiques et sociales » est toujours un choix rédactionnel. Le Monde serait moins soumis à la parole officielle s’il signalait que Roger Guesnerie a un parcours de technocrate, école polytechnique en 1964, école des Ponts et chaussées en 1967 (un seul diplôme ne suffit jamais à ces gens-là), donc un parcours très éloigné de la compréhension du monde tel qu’il devient et tel qu’il est pratiqué par les jeunes lycéens. Ensuite, comme d’habitude dans les sphères universitaires, Guesnerie était entouré par des gens de la même coterie : dans sa commission, à part le président de l’APSES, aucun autre professeur de SES du secondaire !

Mais surtout Le Monde ne fait aucun analyse des contre-vérités énoncées par ce rapport. Personne ne peut assimiler de façon définitive les « fondamentaux » car en matières de sciences humaines, tout doit être relativisé, rien n’est fondamental. Il est d’ailleurs symptomatique que le sujet de baccalauréat SES se présente en général comme une dialectique, première partie oui ou non, deuxième partie l’inverse. Les arguments objectifs ne peuvent exister dans un monde où tout est discutable, il n’y a pas d’énumération possible de « vérités ». Quant aux préjugés des élèves, la présentation du programme de seconde (BO du 5.08.1999) enjoint déjà aux enseignants de présenter « les connaissances de base qui sont souvent en rupture avec les connaissances spontanées des élèves ». Et les manuels ne se font pas faute de fournir maints documents qui mettent à mal les certitudes du lycéen, depuis les structures familiales qui ne sont point fondées biologiquement jusqu’au port du portable comme marque d’aliénation.

En fait tout repose sur une conception particulière du monde. Celle de Guesnerie, fidèle à l’idéologie microéconomique, met en évidence les réussites ponctuelles de notre société et l’élévation du niveau de vie. Or on sait maintenant que la croissance économique est en train de dévaster la planète de façon « macroéconomique ». Guesnerie regrette que les manuels mettent l’accent sur « les conflits, les mauvaises conditions de travail et les bas salaires ». Alors, faudrait-il nier la réalité ? Guesnerie regrette que les manuels présentent des extraits de presse et documents de grands auteurs « sur le même plan ». Mais quel économiste pourrait-il se targuer d’avoir une légitimité historique, l’idéologie néoclassique, l’idéologie marxiste, monétariste ou keynésienne ? Qui est à même de donner à un texte une légitimité certaine, le professeur, l’étudiant, ses parents ou le ministre de l’éducation nationale ? (La suite, demain)

Si tu ne veux pas attendre demain, à toi de choisir ton chapitre :

Mémoires d’un écolo, Michel SOURROUILLE

00. Fragments préalables

01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion

02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas

03. En faculté de sciences économiques et sociales, bof !

04. Premiers contacts avec l’écologie

05. Je deviens objecteur de conscience

06. Educateur, un rite de passage obligé

07. Insoumis… puis militaire !

08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales

09. Du féminisme à l’antispécisme

10. Avoir ou ne pas avoir des enfants

11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs

12. Ma tentative d’écologiser la politique

13. L’écologie passe aussi par l’électronique

14. Mon engagement associatif au service de la nature

15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience

16. Ma pratique de la simplicité volontaire

17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes

18. Techniques douces contre techniques dures

19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie

20. Une UTOPIE pour 2050

21. Ma philosophie : l’écologie profonde

22. Fragments de mort, fragment de vie

23. Sous le signe de mon père