Gilbert Rist, la tragédie de la croissance

extraits de son livre* : Sur le plan théorique, il s’agit de combattre une double erreur. La première concerne notre rapport à la Nature, c’est-à-dire l’anthropocentrisme radical qui caractérise nos sociétés depuis la Renaissance. La seconde tient à l’individualisme et à l’utilitarisme qui ont progressivement fait du marché le principe unique de l’organisation sociale. Réduire l’épaisseur de la vie sociale à la rencontre intéressée d’individus prétendument rationnels ou envisager de résoudre les problèmes écologiques en créant des marchés fictifs relève soit de l’ignorance soit de l’imposture. L’obsession de la croissance vise à assurer le confort d’une minorité privilégiée qui tient le rôle des rois et des reines accrochées à un pouvoir devenu dérisoire : l’épuisement des ressources nécessaires à ce confort et la dégradation de l’environnement que cela entraîne représentent la figure du destin invisible mais inexorable. Paradoxalement, on dépense des sommes extraordinaires pour reproduire notre environnement au cas où des humains accepteraient de s’installer sur Mars, mais on tient pour négligeable la conservation du modèle que l’on cherche à copier.

Le modèle dominant souffre donc d’une tache aveugle rédhibitoire : il conçoit le système socio-économique comme totalement hors sol, réduisant la Nature à un simple décor de l’activité humaine. Cet anthropocentrisme exclusif est le signe d’une profonde ignorance. Il est à l’origine de l’inversion théorique qui, au lieu de considérer la société comme un sous-système du système écologique global (la biosphère) a fait croire que la « science » économique pouvait à elle seule organiser la vie sociale. Cette doctrine, qui promet le bonheur pour tous, conduit à la misère généralisée. Cette vision est devenue suicidaire.

Quels peuvent être les moteurs du changement ? Un sursaut collectif consisterait à appliquer la formule de Saint Just : « Attendre un mal général assez grand pour que l’opinion générale éprouve le besoin de faire le bien. » Certains comptent déjà sur l’exemplarité (ou effet d’entraînement). Ainsi il existe plus de 2000 villes en transition qui ont banni les voitures de leurs rues, pratiquent l’agriculture urbaine, promeuvent l’autonomie énergétique, règlent leurs échanges avec des monnaies locales. Mais l’État constitue pour l’instant le cadre indépassable de l’action politique. Les difficultés seront d’autant plus grandes que le débat politique devra dépasser les limites de la cité ou de la nation pour inclure dans les délibérations la voix des « collectifs muets » (les acteurs absents), pour ainsi dire considérer le Terrestre comme un nouvel acteur politique.

* Gilbert Rist, La tragédie de la croissance aux éditions SciencesPo (avril 2018)

3 réflexions sur “Gilbert Rist, la tragédie de la croissance”

  1. De l’ouvrage de Gilbert Rist on retiendra bien sûr une formule choc : « Chacun comprend aisément qu’une croissance infinie dans un monde fini est impossible, tout en agissant comme si cela n’était pas vrai. » A l’appui de son constat, l’auteur souligne les atteintes massives à l’environnement auxquelles continue de se livrer l’humanité et les conséquences de la production énergétique et industrielle sur le climat. Convaincu, contrairement à la majorité de nos contemporains, que tout ne finira pas par s’arranger, il entend ouvrir un chemin susceptible selon lui de prévenir le renversement irréversible des équilibres naturels qui nous attend si rien n’est entrepris.
    On ne peut que partager la conviction du professeur de l’IHEID au sujet de la croissance : elle conduit l’humanité, si rien ne change, à la catastrophe. Il s’agit pour les habitants de la planète, de toute urgence, comme l’a dit bien avant lui Erich Fromm, de retrouver un rapport « durable » avec la Nature. Mais il se trompe considérablement au sujet des causes qu’il voit à l’origine de la dérive qui emporte l’humanité. En conséquence, les solutions qu’il propose pour sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons ne sont pas convaincantes.
    Plusieurs a priori négatifs, découlant probablement de ses convictions politiques, faussent son jugement et ses diagnostiques. Ils concernent le marché, le capitalisme, le libre-échangisme mondialisé, la propriété privée, les inégalités sociales et les minorités privilégiées du nord comme du sud.
    Découle de ces a priori la grande faiblesse des thèses de Gilbert Rist : il décrit de manière convaincante la tragédie qui nous attend mais il ne parvient pas, malgré les solutions souvent utopiques qu’il évoque pour l’éviter et probablement à cause de sa détestation de ce qu’il appelle la « prétendue science économique », à lever la contradiction fondamentale qui apparaît au fil de ses pages. Il croit possible, en renonçant au marché et à la croissance, de réduire drastiquement l’empreinte écologique de l’humanité tout en continuant à cultiver le mirage d’une société égalitaire. Or, sauf à admettre l’institution d’une société totalitaire de caractère marxiste, une telle réduction sera possible non pas lorsque le marché aura été aboli mais seulement le jour où la politique aura retrouvé le courage d’affirmer sa prédominance sur le marché et qu’elle interviendra pour imposer, grâce précisément au marché, les mesures destinées à réduire la croissance de la consommation pour sauver la planète.
    Mais il est trompeur de ne pas souligner que ces mesures, par définition drastiques au vu des enjeux, toucheront principalement les classes populaires. En effet, si l’on admet que la priorité absolue de l’humanité sera au cours de prochaines décennies le réchauffement climatique et que celui-ci est dû aux émissions de gaz à effet de serre, si l’on ne parvient pas à mettre en œuvre les solutions de captage du CO2 et de son enfouissement, ne restera, surtout si la population du globe continue de croître, que la prise de mesures radicales visant à mettre un terme au consumérisme débridé et à la croissance. Quelles seront ces mesures « d’autolimitation » radicales, pour les pays du Nord comme ceux du Sud ? Probablement
    • la limitation radicale de l’accès aux ressources naturelles en danger (eau, pêche, etc.)
    • la réduction massive de l’utilisation des énergies fossiles par une taxation élevée de celles-ci,
    • la limitation du crédit en général, des crédits à la consommation et des leasings en particulier,
    • la restriction de la mobilité individuelle,
    • les restrictions au libre-échangisme mondialisé.
    Et quelles en seront les conséquences sur la vie des gens ? Une diminution de l’activité économique, donc de l’emploi, une forte hausse des prix des produits de consommation et le grippage de l’ascenseur social, donc un risque élevé de retour à une hiérarchies sociale figée.
    Bien sûr, de nouveaux emplois naîtront de cette situation nouvelle. Bien sûr, l’Etat continuera, en tout cas en Occident, à soutenir les moins bien lotis de ses habitants, par exemple en adoptant le revenu universel de base. Mais les classes aisées, qui subiront elles aussi les conséquences de ces bouleversements, qui verront évidemment leur richesse diminuer, n’en conserveront pas moins leurs privilèges et elles continueront à voyager, à manger du caviar et à boire du champagne.
    Les sociétés post-consuméristes ne seront pas plus égalitaires que celles du consumérisme, au contraire. Ce sera malheureusement le prix à payer pour le sauvetage de l’humanité et il n’est pas honnête de passer comme chat sur braise sur cet aspect de l’avenir qui nous attend.

  2. Globalement d’accord si ce n’est que je ne pense pas qu’il s’agisse d’une « profonde ignorance » mais plutôt d’un terrible aveuglement, si ce n’est de cette terrible maladie dont les Anciens se méfiaient comme de la peste, l’hubris.
    D’autre part je ne crois pas qu’il y aura une transition, mais seulement une immense débandade. Cette fameuse « Transition » dont on nous rabat les oreilles (d’ânes) n’est qu’une imposture de plus qui s’inscrit dans le cadre du « Développement Durable » , exactement comme « l’économie circulaire » qui nous permet de continuer à tourner en rond. Il ne nous reste plus qu’à attendre en pensant à Saint Just.

  3. Globalement d’accord si ce n’est que je ne pense pas qu’il s’agisse d’une « profonde ignorance » mais plutôt d’un terrible aveuglement, si ce n’est de cette terrible maladie dont les Anciens se méfiaient comme de la peste, l’hubris.
    D’autre part je ne crois pas qu’il y aura une transition, mais seulement une immense débandade. Cette fameuse « Transition » dont on nous rabat les oreilles (d’ânes) n’est qu’une imposture de plus qui s’inscrit dans le cadre du « Développement Durable » , exactement comme « l’économie circulaire » qui nous permet de continuer à tourner en rond. Il ne nous reste plus qu’à attendre en pensant à Saint Just.

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