Infrastructure matérielle au sens marxiste… et écolo

Le problème de la multiplication des routes vu dans notre dernier article doit être considéré au travers d’une nouvelle analyse de ce qu’on appelle l’infrastructure d’une société. Pour K.Marx, les forces motrices de l’histoire sont à chercher dans l’organisation « matérielle » des sociétés, c’est-à-dire pour lui dans la façon dont elles produisent leurs richesses : « Dans la production sociale de l’existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le  développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. » (K.Marx, critique de l’économie politique, 1859) Dans ce texte fondamental, nous trouvons explicitement une critique de l’idéaliste Hegel : la dialectique (le changement social) n’est pas issue d’un mouvement des idées, mais de celui de l’infrastructure matérielle, économique. 

En fait, la vision de Marx est uniquement anthropocentrique, ne considérant que les rapports sociaux et non les conditions véritablement matérielles de l’existence, c’est-à-dire les rapports conflictuels de l’Homme et de la Nature, et tout particulièrement l’utilisation par l’homme, depuis la conquête du feu, de sources d’énergie extérieure au métabolisme humain. Il faut attendre l’année 1971 qui marque un véritable tournant analytique. C’est Howard Odum (Environment, power, and society, 1971) qui fait observer que dans la combinaison « homme, esprit, énergie », c’est la source d’énergie et non l’inspiration humaine que, en dernière analyse, fixe les limites du progrès humain : « Tout progrès est dû à des apports d’énergies spécifiques, et le progrès cesse dès que ces apports viennent à manquer. Le savoir et l’ingéniosité sont les moyens de mettre à contribution ces apports énergétiques lorsqu’ils sont disponibles, mais le développement et l’accumulation du savoir dépendent à leur tour de cette disponibilité. » C’est aussi Nicholas Georgescu-Roegen en 1971 (The entropy law and the economic process) qui systématise l’analyse en mettant en évidence le principe d’entropie. Cette idée de la contrainte énergétique a été reprise plus ou moins explicitement par différents auteurs, dont J.Rifkin et J.Diamond : notre rapport faussé à la nature entraînera le déclin de la civilisation thermo-industrielle.

K.Marx avait raison d’accorder aux conditions matérielles d’existence un statut explicatif de l’infrastructure idéologique et politique. Mais ce faisant il n’a considéré que le facteur travail et capital, oubliant le fondement strictement matériel qui sous-tend à son tour l’existence des sociétés humaines : l’état des ressources naturelles. C’est Bertrand de Jouvenel qui a le mieux explicité cette nouvelle perception dans son livre publié en 1968 « Arcadie, essai sur le mieux vivre » : « Nous faisons preuve de myopie lorsque  nous négligeons de nous intéresser à l’entretien et à l’amélioration de notre infrastructure fondamentale : la Nature. Une autre manière de penser, c’est de transformer l’économie politique en écologie politique ; je veux dire que les flux retracés et mesurés par l’économiste doivent être reconnus comme dérivations entées sur les circuits de la Nature. Parce que la Comptabilité Nationale est fondée sur les transactions financières, elle compte pour rien la Nature à laquelle nous ne devons rien en fait de payement financier, mais à laquelle nous devons tout en fait de moyens d’existence. Le terme d’infrastructure est à présent populaire, il est bon d’avoir donné conscience que nos opérations dépendent d’une infrastructure de moyens de communication, transport, et distribution d’énergie. Mais cette infrastructure construite de main d’homme est elle-même superstructure relativement à l’infrastructure par nous trouvée, celle des ressources et circuits de la Nature. »